Quoi qu’il nous en coûte.

Photo David Franklin

Je suis venue la trouver pour savoir comment il allait. Comment il se comportait quand il n’était pas avec moi, dans notre petit groupe où nous jouons, mimons, bougeons. Comment il s’en sortait quand il baignait des heures d’affilée dans cette langue qu’il ne maîtrise pas encore, même s’il redouble d’efforts pour l’entendre, l’apprivoiser et la faire sienne.

Elle m’a regardée fixement, a posé ses mains sur ses hanches et m’a répondu : « Rien, il ne fait rien », en insistant sur le R, comme s’il pouvait représenter à lui seul toute la colère qu’elle voulait exprimer et un peu du mépris qu’elle semblait lui réserver.

Les mots qui voulaient sortir de ma bouche n’étaient pas les bons, alors je les ai ravalés. Je n’ai pas souri, j’ai juste soutenu ce regard et essayé d’y lire la bienveillance que j’aurais aimé y trouver. Le lendemain, quand je l’ai ramené dans cette classe où les autres le regardent avec tant d’étrangeté, j’ai senti mon ventre se nouer et aurais tout donné pour ne pas l’y abandonner.

Alors je les ai tous regardés. Celui-là donc, qui ne parle pas le français. Cet autre-là, pour lequel associer des consonnes et des voyelles est si couteux, même du haut de son mètre soixante. Celui-ci, qui ne parvient pas à comprendre comment autant de zéros peuvent vouloir signifier une quantité. Et puis ce bonhomme, juste à gauche, dont le cerveau va si vite qu’il préfère balancer sa chaise que d’enchaîner les si nombreux exercices qu’on a jugé bon de lui imposer.

Je les ai tous observés et je me suis autorisée à rêver : et si on leur donnait une chance, à tous, un par un ? Si on cessait de penser qu’ils sont les mêmes? Si on lâchait un peu nos manuels si colorés, nos programmes si engoncés, nos exigences si uniformisées ? Si on arrêtait d’y voir un troupeau mais qu’on les regardait pour ce qu’ils sont : des individus, uniques, spéciaux, particuliers.

Avec ce point commun, le seul, celui qui doit nous guider : le droit d’apprendre, quoi qu’il nous en coûte.

Pour ne plus rien sentir.

Dans ma REPpublique, on est aussi, parfois, obligés d’utiliser la force. Toutes nos forces pour maintenir, serrer, contenir, empêcher. Et laisser s’échapper.

« Maman, maintenant, c’est toi qui vas pleurer ».
Deux minutes, même pas, qu’elle est dans la pièce. Accroupie, près de lui, elle essaie de l’attraper. T. s’est roulé en boule, sous l’évier. Il pleure. Il tremble. Il gémit.

La crise est terminée. Ou presque. En tous cas, il ne crie plus.
Il n’essaie plus de se mordre.
Il a réussi à se griffer.
Trois grosses traces sur la joue droite.
Une perle de sang.

Je crois que la journée a mal commencé pour lui.
J’ai cru le comprendre quand je l’ai vu arriver, avec sa mère et sa sœur.
On s’est croisés sur le trottoir.
La petite fille a embrassé sa mère.
Pas lui.
Il a avancé en courant, son pantalon n’était pas attaché, il semblait s’en moquer.
Il a couru, jeté son cartable. Il s’est caché. Les adultes l’ont trouvé. Il s’est débattu. A griffé. Est reparti. S’est enfermé.

Maintenant, moins d’une heure plus tard, nous sommes trois. Trois adultes pour le maintenir. Nos élèves nous attendent dans nos classes.
Serrer ses bras pour qu’il ne se violente plus, tenir ses jambes pour qu’il cesse de frapper dans les murs.
Fermer la porte, repousser les autres enfants qui veulent voir, comprendre, peut-être.

Et lui parler.
Doucement.

Le téléphone sonne, Maman ne répond pas.

T. hurle, se débat, réussit à se jeter par terre. Il se cogne la tête contre le sol, frénétiquement.

Le relever.
Le maintenir, de nouveau.
« Pourquoi tu fais ça, T. ? Pourquoi tu te fais mal ?
– Parce que je ne veux plus rien sentir, je ne veux plus avoir mal. »

Le serrer fort, contre moi.
« Qu’est-ce qu’elle te chante Maman ? Je connais des chansons moi.
– Elle ne chante pas, elle me dit des mots gentils.
– Je vais essayer. »

Maman décroche. Elle va venir.
Une autre adulte prend T. sur ses genoux. Lui tient les bras. Lui parle. Lui dit qu’il a tort. Qu’on ne lui veut pas de mal, qu’on veut l’aider, qu’il doit écouter, respecter les règles, un peu.

« Maman, c’est toi qui vas pleurer maintenant ! »

Maman s’exécute. Chaudement.

Se faire confiance, entre professionnels, pour l’aider.

Dans ma REPpublique à moi, on observe, on analyse, on essaie de comprendre. Quand on pense avoir la solution, on fonce. Mais il y a des murs, de très hauts murs qui se dressent, parfois, et font mal.

Ca fait des semaines que je l’observe. Que j’essaie de le comprendre. Que j’essaie de l’aider. Mais je n’y arrive pas. Des semaines que je me demande ce qui ne va pas, pourquoi M. ne fait jamais ce que la consigne lui demande de faire, pourquoi M. pose toujours des questions à côté du sujet, apporte toujours des réponses loin, très loin de la plaque.

J’en ai parlé avec ses anciens enseignants.
J’en ai parlé avec ses parents.
Je l’ai « signalé » au RASED (Réseau d’Aide et de Soutien aux Enfants en Difficulté).
M. n’a pas changé.
Ailleurs, il est ailleurs, tout le temps.

Il sourit pourtant, il est gentil.
Il essaie, il a envie, très envie.
Mais il n’y est pas.

Déficience ? Non, disent les tests psychométriques.

Une fois, une Auxiliaire de Vie Scolaire assigné à un autre élève de l’école est entrée dans ma classe. Son élève était absent.

« Assieds toi à côté de M., si tu veux, pour voir, ça va peut-être l’aider ».

Miracle. Fils connectés. Un autre M.
S. n’a pas fait les exercices à sa place. Elle s’est juste assise, là, tout près de lui. Elle l’a regardé, elle lui a donné confiance. Il a réussi. 100% à la dictée. Des calculs justes, des opérations bien posées.
J’ai dû me pincer pour le croire.

« Troubles de l’attention et de la concentration », dit le rapport de la psychologue scolaire.
« La présence d’une AVS à ses côtés semble nécessaire », conclut le même rapport.

La machine se met en branle.
Dossier GEVASCO à remplir de mon côté.
Dossier MDPH du côté de la maman. Oui, MDPH, Maison Départementale des Personnes Handicapées. Non, M. n’est pas handicapé, mais c’est ainsi, c’est la MDPH qui attribue – ou pas- les AVS.

La maman de M. doit aller voir son médecin de famille. Il doit absolument remplir un certificat médical pour compléter le dossier et qu’il aboutisse.

Les jours passent. M. entre dans ma classe, une enveloppe à la main. Victorieux.
Le dossier. Complet.
Ou presque.
Le médecin a refusé de signer le certificat médical.

J’appelle le docteur, lui explique, lui demande simplement de signer pour faire aboutir des semaines d’observation, de travail, pour aider M.

« Cet enfant n’est pas handicapé, me répond le docteur.
– Je sais, je n’ai jamais dit ça, mais c’est la procédure, faisons-nous confiance, entre professionnels.
– Non, je ne signerai pas ce papier. Et j’ai bien expliqué à la maman de M. qu’elle devait arrêter de vous écouter. Vous vous rendez compte que vous êtes en train de lui faire croire que son fils est handicapé ?
– Mais je ne lui ai jamais fait croire ça, nous lui avons expliqué, démontré, prouvé. Ecoutez moi, croyez moi, contactez la psychologue scolaire si besoin… »

Il a raccroché.
Je suis rentrée dans ma classe.
J’ai regardé le dossier.
Incomplet.

M. s’est retourné. Inquiet.
Je lui ai dit de ne pas s’en faire, que j’allais trouver une solution.
Il m’a crue. Je ne sais pas s’il a bien fait.

Se battre, pour elle, et pour moi.

Dans ma REPpublique à moi, pas de gros titres avec « le dernier scandale sanitaire », mais des enfants qui en sont victimes et des mamans qui essaient d’apprendre à se défendre.

« Mais, je ne sais pas, moi, j’étais jeune, j’avais 16 ans. Mais je leur avais demandé, pourtant, si ça craignait rien, je m’en souviens, ils m’avaient dit non ».

La maman de K. s’est souvenue.
Quand elle a vu la psychologue scolaire, quand celle-ci lui a présenté les résultats de sa fille, lui a expliqué que K. était « déficiente », que ça voulait dire qu’elle n’était pas en capacité d’apprendre comme les autres enfants de son âge, quand elle lui a dit qu’il allait falloir lui trouver une classe adaptée, pour l’aider.
Sur le moment, elle a semblé soulagée.
On s’occupait de sa fille, enfin.
On s’intéressait à elle, enfin.
Et puis, le lendemain, elle m’a appelée, à l’école.

«Elle est là, la psychologue ? Je voudrais lui parler .
– Non, elle n’est pas sur l’école, là, mais je peux lui dire de vous rappeler, tout va bien ?
– Oui, oui ca va, c’est juste que je me suis souvenue.
– Souvenue de quoi ?
– Quand j’étais enceinte de K., j’étais épileptique, j’ai fait une crise et ils m’ont dit de prendre de la Depaka, je ne sais plus comment ça s’appelle.
– De la Depakine ?
– Oui, voilà, c’est ça. Et là, j’ai entendu que ça pouvait avoir des effets sur les enfants. »

Elle a bien entendu. « Un risque supérieur de déficience cognitive : 42% des enfants exposés à la Depakine pendant la grossesse ont un QI inférieur à 80 », dit cet article.
K. a 70.
Ses deux petits frères apprennent vite, eux, beaucoup plus vite qu’elle.
« C’est le petit de 5 ans qui lui dit le nom des lettres, elle ne retient pas, elle ne comprend rien »
Maman sait lire, écrire, compter. Elle essaie d’aider sa fille, mais n’y arrive pas. Maintenant, elle sait pourquoi.

« Oui, je suis gitane, et alors ? J’ai mon brevet, je travaille moi ! Dans l’autre école, ils mettaient toujours ma fille toute seule, au fond, ils lui disaient de faire des dessins
– Je suis désolée, madame, mais ça y est, on sait maintenant, on va l’aider. »

Pendant la réunion prévue ce matin pour demander officiellement l’orientation de K. en classe spécialisée, j’avais préparé les coordonnées d’une association de victimes de la Depakine, mais je n’osais pas, j’avais peur de la brusquer, de la forcer.

« Mais, elle s’en sort bien, quand même je trouve, par rapport à d’autres enfants que leur mère elles ont pris ça. J’ai lu des trucs terribles sur Internet, dit Maman
– On peut dire ça oui, mais vous avez des droits, vous savez, il y a des associations qui existent, qui se battent contre le laboratoire qui a fait circuler ce médicament, appelez-les.
– Elles vont m’aider? Et les laboratoires là, ils vont dire qu’ils ont fait une erreur, ils vont s’excuser ?
– C’est possible oui, en tous cas, il faut essayer.
– Oui, oui, je vais essayer, je vais me battre, pour K., pour moi. »

Avec les moyens du bord

Dans ma REPpublique à moi, les enfants aussi ont leur personnalité. Parfois excessive. Parfois blessée. Des moyens de les aider, on en a. Peu, mais on en a.

Ca n’a pas très bien commencé, entre lui et moi. Il est arrivé dans la classe trois semaines après les autres. Le temps de rentrer de vacances. Il m’a regardé de travers. Moi, j’ai aimé son regard, sa frimousse, sa bouille d’ange. Je crois qu’il n’a pas aimé que je vois un ange derrière cette bouille, alors il a essayé de me prouver qu’il était loin d’en être un.
Ca devait être notre deuxième ou troisième jour de classe ensemble. Comme je ne travaillais pas le lundi, c’est une autre enseignante qui avait la responsabilité de ma classe ce jour-là. Quand je suis revenue le lendemain, S. était absent. Enfin, en retard. Il est arrivé vers 9h15. L’école commence à 8h30. C’est même sa maman qui l’a emmené jusque dans la classe.
Il est entré et s’est installé sur une table isolée qui avait été placée au fond. Je lui ai demandé pourquoi sa table était là.
 » C’est la maîtresse d’hier qui m’a mis là.
– Ah bon et pourquoi ?
– Je ne sais pas.
– Tu dois le savoir, essaie de te souvenir, il y a bien une raison pour laquelle elle a décidé de te déplacer et de te mettre tout seul, au fond. »

La suite a duré une fraction de seconde. Des yeux de démons ont défiguré quelques instants ma bouille d’ange. Il s’est levé et a soulevé la table avec ses deux mains. La table s’est renversé. Il a crié, pleuré. J’ai essayé de l’attraper, pour le calmer, il s’est débattu. Le reste de la classe a eu peur, je crois. Maman était encore dans le couloir. Elle a entendu du bruit, est revenu en courant.
 » Qu’est-ce que vous faites à mon fils, lachez-le, vous l’avez frappé, je vais déposer plainte.
– Non madame, je ne l’ai pas frappé, j’essaie de le calmer.
– Lâchez-le.
Je l’ai lâché. Il a pleuré. Comme un ange, un tout petit ange.
– Elle ne m’a pas frappé Maman, va t-en, c’est bon.  »

On en a vécu d’autres des comme ça, avec S.. Ca se finissait le plus souvent dans mes bras. Il fallait le serrer fort, très fort et lui parler doucement, tout doucement. Il pleurait toujours à la fin. Un psychologue aurait essayé de trouver l’élément déclencheur, de parler avec lui, encore et encore, de lui faire mettre des mots sur ses colères, sur sa violence. Ce n’est pas mon travail.

« Il faudrait que S. voit le psychologue scolaire, cela pourrait nous aider, cela devrait l’aider. Il est en grande difficulté, a du mal à lire, à écrire, à suivre les apprentissages. Il en a besoin, vraiment. Mais pour ça, il faut que vous soyiez d’accord, il faut signer ce papier.
– Hors de question, mon fils n’est pas fou.
– Personne n’a dit qu’il était fou. On vous dit simplement qu’on ne peut pas gérer ses crises tous les jours, qu’il faut que ça s’arrête et pour ça, on a besoin de comprendre d’où elles viennent. La psychologue pourra peut-être comprendre, elle.
– Non, laissez moi tranquille, je ne signerai pas ce papier, je vais le punir, il va se calmer. »

Il a fallu du temps, beaucoup de temps. De la confiance, à la place de la méfiance. Des discussions, devant l’école, dans la rue. Des crises, des sanctions, des enfants blessés aussi. Autant d’ingrédients, pas miracles, mais qui cette fois ont fini par payer. Elle a signé.

Cela n’a pas changé grand’chose, du moins au début. Les crises ont continué, les difficultés sont restées, les conflits ont perduré. Avec moi, avec les autres. Mais de nouvelles choses se sont installées, des pistes ont pu être explorées. Une Auxiliaire de Vie Scolaire pour l’aider, lui donner confiance, le canaliser. C’est ce qu’il lui faut.

Aussitôt dit, absolument pas aussitôt fait. Il faut remplir un dossier épais, recevoir un certificat médical, convoquer une équipe éducative avec la maman, l’enseignante, la directrice, la psychologue scolaire, l’enseignant référent de la circonscription en charge des demandes d’AVS. On est déjà au mois de mars. Ce ne sera pas pour cette année. C’est pas grave, il lui en faut une, on en est sûr.

Janvier suivant. S. est désormais en CM1. C’est difficile, le retard est énorme. Il s’accroche, il essaie, il n’a pas fait une seule crise depuis le mois de septembre. Il a toujours la même bouille d’ange et n’a plus l’air de s’en plaindre. Dans la cour, plus d’histoires, S. semble apaisé, un peu. Dans la classe, il est sur une table isolée, au fond, mais pas seul. Elle n’a pas de table mais une chaise toujours collée à la sienne. S. 58 ans, une AVS comme on en voit peu. A l’écoute, à la bonne distance. Il l’adore.
 » C’est ma S. !
– Ta S. elle te fait du bien.
– Oui, elle m’aide.
– Elle fait les exercices à ta place?
– Non, elle m’explique, des fois elle écrit les réponses mais c’est moi qui lui dit.  »

Devant la photocopieuse, la directrice vient me voir, c’est la nouvelle enseignante de S.. Elle me tend deux feuilles. Evaluation de mathématiques – CM1 – Les fractions. Toutes les compétences sont acquises, toutes, sans exception. Je te jure que je ne l’ai pas aidé dit son AVS, il a tout fait tout seul.

Dans la cour, j’aperçois S. au fond. Je l’appelle, avec mes yeux froncés, je lui dis de venir me voir, tout de suite.
 » Qu’est-ce qu’il y a, j’ai rien fait, quoi ?
– Comment ça tu n’as rien fait, tu es sûr que tu n’as rien fait, je viens de voir la directrice.
– Eh beh quoi, elle t’a dit quoi la directrice, j’ai rien fait, j’te jure.
– Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit. C’est quoi cette histoire ?
– Quelle histoire, j’comprends rien moi, je ne suis pas dans l’histoire.
– Comment ça tu n’as eu que des A en mathématiques ?  »

S. remonte sa bouille d’ange, ses yeux pétillent, les miens aussi.

Des frites, sauce blanche s’il vous plaît !

Dans ma REPpublique à moi, il y a parfois des retards et souvent des absents. Pas toujours du côté des enfants.

Aujourd’hui, E. a mangé des frites à l’école. Non, pas des frites mal cuites de la cantine. Des frites bien grasses, dans une barquette en plastique, avec un petit pot de mayonnaise et même un pot de sauce blanche. Livrées dans une salle de classe, juste pour lui, depuis le kebab de la rue d’à coté.

Mais il les a mangées tout seul ses frites. Tout seul dans la classe qui touche la salle des maîtres. Tout seul assis sur une petite chaise parce que c’est une classe de CP. Alors que E. il est en CM1. Il est sage E. alors il n’a pas moufté. Nous, on était dans la salle d’à côté, on riait, on discutait, on décompressait. Et lui, il n’a rien dit. Il a mangé ses frites et il a attendu.

E., normalement, il mange à la cantine. Mais voilà, on est en janvier. Et en janvier, la mairie fait le point sur les factures impayées. La liste des « impayés » arrive à l’école. Les parents sont prévenus, mais certains se disent que ca va peut-être passer encore un jour ou deux. C’est passé, toute la semaine dernière, mais plus aujourd’hui. On a ramené E. au portail à 11h45. Le bus qui emmène les enfants à la cantine est parti, sans lui. On a attendu. La maman de E. n’est pas venue. On l’a appelée. Elle n’a pas répondu. On l’a rappelée. Elle n’a toujours pas répondu.

On a regardé la fiche de renseignements. E. n’a pas de papa, enfin, c’est compliqué. En tous cas, son nom et son numéro de téléphone n’apparaissent pas. Pas de mamie, non plus, enfin, c’est compliqué. Un seul numéro donc, sur cette fiche rose. Un numéro qui ne répond pas.

Bien sûr, il y a la loi. La jolie loi qui dit qu’à 11h45, nous ne sommes plus responsables des élèves, qu’on doit les laisser sur le trottoir et aller manger, tranquillement. Il y a la loi et il y a les hommes. Enfin les profs, les directrices du temps périscolaire. Et ces profs-là, cette directrice là, elle n’a pas voulu le laisser sur le trottoir. On s’est dit qu’on allait le ramener chez lui, sonner à la porte, voir si maman était là. Puis on s’est dit que c’était prendre des risques. Alors on l’a mis dans cette salle de classe et on est allés lui chercher des frites, grasses, qu’il a mangées tout seul.

A 17h, elle est venue, souriante. Son téléphone ne fonctionne plus. Une autre facture impayée. Elle ne s’excuse pas, honteuse, peut-être, peut-être pas. Elle promet juste qu’elle sera là demain, à 11h45. E. lui sourit. Il a mangé des frites aujourd’hui.

Anouk F