Chroniques

Je vais y aller.

Photo Robert Doisneau

Je vais y aller.
Tu ne m’en laisses pas le choix, mais là n’est peut-être pas la question.
Je vais y aller parce qu’ils m’attendent, là-bas.
Parce qu’ils ont besoin de moi.
Parce qu’ils me manquent, parce que ce n’est pas fini.
Parce que nous avons, ensemble, encore bien des choses à apprendre.
Des uns. Des autres.

Je vais y aller.
Mais ce que tu me demandes, je t’assure que je ne sais pas le faire.
Rester loin d’eux, exiger qu’ils ne bougent pas.
Ne pas leur proposer de jouer, jamais.
Ne pas les autoriser à s’approcher.
A se copier.
A se toucher.
Parler devant eux comme si je n’étais qu’un écran de plus dans leur vie.
Leur demander d’écrire, écrire encore.
Manipuler, peut-être. Mais seuls.
Sans interagir.
Sans piquer le jeton de l’autre pour lui prouver qu’il en a un en trop.
Sans poser au bon endroit cette pièce de puzzle dont il se demandait bien où elle allait.

J’y serai.
Tu as dit que ton objectif était avant tout social.
J’aimerais tellement y croire.
Sortir de chez eux ces enfants qui n’y sont pas heureux.
Faire baisser ce chiffre abominable qui nous dit que les signalements pour enfants en danger ont augmenté de 89%.
Oui, mille fois oui.
Dis-moi, crois-tu sincèrement que ces enfants-là seront avec moi ?
Nous crois-tu assez convaincants pour avoir obtenu des familles un accord sans être en mesure de leur garantir que le virus n’arrivera pas chez eux ?
Quelle légitimité avons-nous ?
Quelle légitimité nous as-tu donnée ?
Dis-moi comment faire venir à l’école des enfants déjà absentéistes quand celle-ci n’est plus obligatoire ?

Je serai là.
Parce que le tunnel qui se creuse va bientôt créer un océan.
Je veux donner à tous la chance d’apprendre encore.
Je veux que même ceux qui peinent aient le droit d’essayer encore.
Mais sais-tu comment on apprend ?
Sais-tu comment on essaie encore, quand on n’y arrive pas ?
Sais-tu de quoi a besoin un enfant qui n’entre pas dans la lecture, qui ne maîtrise pas les dizaines et les unités ?
Il a besoin de toucher, de manipuler, d’être accompagné, tout près.
Il a besoin de copier un peu sur le voisin.
Il veut qu’on lui tienne la main, qu’on l’encourage, là, à côté.
Il veut montrer qu’avec un ballon, oui il arrive.
Il veut jouer à attraper les autres.
Et il en a le droit.

Et moi, être avec eux autrement que comme ça, je ne sais pas.

Je ne sais pas.

(Photo : Christian Capron)

Elle a dit: “Je vous fais confiance, à vous, dites – moi”.
J’ai répondu: “Je vous remercie pour ça, mais je ne peux pas décider à votre place.”
Alors elle a ajouté: “Je ne sais pas quoi faire, est-ce qu’il y a un risque, est-ce qu’il va attraper le virus si je le renvoie à l’école, est-ce que son père asthmatique risque de l’attraper à son tour ensuite, est-ce qu’il va faire attention, est-ce que vous, vous allez l’attraper aussi?”
J’ai laissé ses questions tourner en boucle dans ma tête avec toutes celles que je me posais déjà.
Je l’ai écoutée.
J’ai attendu.
Et puis j’ai répété: “Je ne sais pas, c’est à vous de prendre cette décision. Quelle qu’elle soit, je vous accompagnerai”.

Il y en a eu d’autres comme elle, au téléphone ce matin, ou sur ma boite mail.
Des questions, beaucoup de questions.
Des “je ne sais pas”, des “peut-être” et des “on a peur”.

Moi aussi, j’ai peur.
De ne pas réussir à les empêcher de se toucher, de s’approcher.
D’oublier de me laver mes mains chaque fois que j’attraperai le crayon de l’un pour l’aider à former ses lettres.
D’oublier de laver celles de M. lorsque sa maladie le fera de nouveau baver.
De ne pas savoir donner l’alerte si un autre a l’air de se mettre à tousser.
De ne pas pouvoir en serrer une autre dans mes bras quand elle se sera blessée dans la cour de récré.

D’être responsable d’avoir laissé le virus passer et qu’ils le ramènent avec eux, chez eux.
Je n’ai pas la bonne armure.
Mes épaules ne sont peut-être pas assez larges pour tout ça.

J’ai peur aussi de ne pas les revoir.
J’aurais l’impression de les avoir abandonnés.
J’ai déjà un peu le sentiment de les oublier.
Ils ont besoin de l’école, des autres, et de nous.
Il faut qu’on se retrouve, qu’on recommence, qu’on avance, qu’ils progressent.
Qu’ils apprennent.
Encore.
Toujours.

Ce matin, mon fils m’a dit “Maman, ils me manquent vraiment, mes copains.”
J’ai répondu “A moi aussi, ils me manquent, tes copains”.
Alors il a ajouté “Je suis content d’y retourner, on pourra jouer à s’attraper et puis à la cantine, c’est sur, on va bien rigoler.”
J’ai laissé ses phrases et son sourire se dérouler, je l’ai laissé rêver que tout reviendrait exactement à la place à laquelle on l’a laissé.
Je n’aurais peut-être pas dû.
Je ne sais pas.

Ne sait quand reviendra.

Mes lèvres ont formé un sourire en même temps que mes sourcils se sont froncés.
Tu as vu, moi aussi je deviens adepte du “en même temps”.

Mon envie d’y retourner s’est mise à crier alors que mes boyaux se tordaient.
Tu as vu, moi non plus je ne sais pas trop où j’ai mal, en ce moment.

J’ai pensé à eux, je me suis dit qu’ils me manquaient, qu’il fallait vraiment qu’on se revoie.
A J., à G., à I. et à tous les autres.
A E. qui trépigne de me montrer comment il pose les additions.
A M. qui avait enfin obtenu sa place dans une classe adaptée à son handicap.
A G. qui rame, rame tellement à faire les exercices que je lui ai laissés.
Oui bien sur, il faut qu’ils retournent à l’école. Il faut qu’on cesse de creuser ce qui ne sont plus des écarts mais des tunnels entiers. Il faut qu’on les remette sur ce pied d’égalité que nous construisons pierre après pierre depuis le début de l’année.

Je me suis mise à la place de J., me suis souvenue du signalement qu’on avait fait il y a quelques mois. A cause des chiens qui dormaient dans la même chambre que lui, des coups que Tonton portait sur Maman alors que Papa n’était pas là. Des pleurs, des cris et des vêtements qu’on ne changeait jamais.
Je me suis glissée dans le petit appartement de A.. J’y ai vu ses quatre frères et sœurs, j’ai cherché une table pour qu’il fasse ses exercices. Je l’ai vu plisser les yeux en essayant de lire les consignes et abandonner parce que Maman ne sait pas lire et ne peut pas l’aider.
Oui bien sur, il faut les sortir de là. Il faut les autoriser à revenir entre ces murs qui les rassurent un peu, entre ces parenthèses qui les font respirer parfois.

Et puis j’ai pensé à nous.
A eux. Ils sont, nous sommes 800 000. Rien que ça.
Combien sont obèses ?
Combien sont diabétiques ?
Combien sont asthmatiques ?
Combien ne savent pas que leur cœur est fragile, que leurs poumons n’y survivront pas ?
Et moi, qui me dis que je ne crains rien, que j’aime autant l’attraper, m’immuniser et qu’on n’en parle plus. Et s’il y avait en fait quelque chose que je ne soupçonne pas et qui m’enverra dans un de ces si peu nombreux lits de réa ?

Je suis un soldat alors.
Et c’est au front que tu m’envoies.
Soit.
Mais les armes que tu fournis aux autres ne me serviront pas.
Je n’enseignerai pas le son que font les lettres avec un masque sur le nez.
Je ne pourrai pas empêcher I. de mettre les crayons dans la bouche, ni G. d’éternuer en postillonnant sur la table, ni même Z. de me tendre dans un grand sourire cette dent qu’il a enfin perdue.
Il me faudra prendre les cahiers, tenir les mains pour accompagner les gestes d’écriture, contenir G. quand la colère l’emportera.

Si nous sommes des soldats, alors avant d’aller au front, juste, promets-moi : tu ne nous sacrifies pas ?

Laissons les sucrer les fraises.

Il y avait un peu plus que du désespoir sur mon visage quand, pour la cinquième fois de la journée, je cliquais sur la petite fenêtre me permettant de voir combien de mes chers élèves s’étaient aujourd’hui connectés sur l’ENT. Fort probable qu’une petite voix ait tenté à ce moment -là de me souffler quelque chose comme “Ah bah celui-là, ça ne m’étonne pas qu’il ne se connecte pas, il n’en fout jamais une”. Je ne l’ai même pas entendue, encore moins écoutée et j’ai fermé d’un geste un peu nerveux l’écran de mon ordinateur, bien décidée à ne pas confectionner aujourd’hui de nouveaux jeux en ligne sur le son [oin] ou les nombres de 60 à 69, tant leur succès semblait loin de faire l’unanimité.

J’étais en colère, et je le suis encore.

Parce que cette petite voix là dit n’importe quoi.
Parce que celui-là, si il ne se connecte pas, c’est parce qu’il n’a pas d’ordinateur.
Parce que celle-ci, si elle ne répond pas, c’est parce qu’elle ne sait pas lire les consignes et que sa mère non plus.
Parce que tous ceux-là, s’ils ne renvoient pas les fiches, c’est parce qu’ils n’ont pas trouvé de table pour s’installer, ni de silence pour travailler.
Je suis en colère qu’on ne les respecte pas et qu’on me demande,à moi, d’exiger d’eux bien plus qu’ils ne peuvent.

J’ai pensé à ce moment là à partir ramasser des fraises, mais je n’ai pas su quoi cocher sur l’attestation de sortie.

Alors j’ai pris mon téléphone et j’ai remonté le fil des nombreuses conversations WhatsApp du moment. J’ai lu, relu, et j’ai compté le nombre d’amis qui m’avaient écrit avec bien plus de désespoir que moi pour m’appeler au secours: “Aide-moi toi qui es maîtresse, l’école à la maison, je n’y arrive pas !”. J’ai relu mes réponses, qui commençaient par “Envoie moi la fiche, je te dirai” et qui se terminaient toutes, sans exception par, “Laisse tomber, fais un gâteau avec lui, demande lui de compter les oeufs et ce sera aussi bien.”

Parce que oui, ce sera aussi bien.
Ce sera même encore mieux.
Ce sera même dix fois mieux.
Parce que vous vous parlerez, parce que vous rirez, parce qu’il ne se rendra pas compte qu’il est justement en train de compter.

Parce que faire un gâteau avec son enfant ne nécessite ni ordinateur, ni imprimante, ni bureau, ni silence.
Parce que rire avec lui en comptant le nombre d’oeufs qui resteront après rapportera autant à tout le monde.

Sauf qu’il en manquera peut-être pour la tarte aux fraises.
C’est pas grave.
Les fraises, on les sucrera.

L’école, ça sert à quoi ?

“Maman, l’école, ça sert à quoi ?
– A apprendre, mon fils.
– Mais, tu vois bien, je peux apprendre avec toi.
– Non, tu ne peux pas.
– Si, Maman, je sais maintenant poser des soustractions.
– Oui, mais il y a tellement d’autres choses que je ne peux pas t’apprendre.
– Pourtant, tu es maîtresse toi.
– Oui, mais à l’école, ce n’est pas moi qui apprend des choses aux enfants.
– Ah bon, c’est qui ?
– Ce sont les enfants eux-mêmes.”

Ce sont eux qui t’apprennent à être ce que tu es.
Ce sont eux qui t’apprennent à devenir de ce que tu deviendras.
Ce sont eux qui te donnent envie d’y être et d’y revenir encore.
C’est toi qui les rend heureux, comme eux te rendent joyeux.
C’est toi qui les fait rire, c’est lui qui te fait pleurer, c’est elle qui te fait rougir.
Ce sont eux qui te font vivre, encore plus fort et encore plus vite.

C’est nous tous, ensemble, qui leur permettons de respirer, quand chez eux l’air est vicié.
C’est l’école qui leur donne le droit de parler, quand chez eux on ne sait que leur demander de se taire.
C’est le portail qu’ils passent chaque matin qui ôte de leurs épaules un peu du poids que la vie n’aurait jamais dû y déposer.
Ce sont les murs verts grenouille de ma classe qui affichent sur leurs lèvres ce sourire qu’ils ne s’autorisent plus à montrer.
C’est l’école, pour eux aussi, qui leur permet d’exister.

“Maman, l’école me manque, mes copains aussi.
– Moi aussi, ils me manquent tes copains, tu sais.
– Tu crois que ça leur plaît à eux aussi, l’école à la maison ?”

Je ne sais pas.
Je ne sais pas si la maman de A. réussira à lui expliquer comment poser une soustraction.
Si le papa de Y. aura la patience de lire avec elle les pages du livre que je lui ai conseillé de revoir.
Si la maman de L. saura nourrir l’appétit de sa fille pour les maths.

On n’est pas égaux devant ça. L’école sert aussi à oublier ces différences, à tout gommer d’un coup et à réécrire votre histoire par-dessus. A ce que tu sois assis à côté de A., de Y. ou de L. Et que vous appreniez ensemble. Encore une fois. A ce que A. regarde ta feuille, à ce qu’Y. soit si heureuse que je l’écoute lire, à ce que L. en redemande et en reçoive.

L’école, ça sert à tout ça.
Promis, bientôt, on y retournera.
Toi et moi.

Le lundi au soleil…

Comme il est étrange ce lundi.
Comme il est froid, gris et un peu triste, aussi.
Je crois que mardi sera comme ça aussi.
Et j’ai bien l’impression que les jours suivants le seront à leur tour.

Pourtant, j’ai fait la maîtresse, comme les autres lundis. Et je le referai demain, comme les autres mardis. Je leur ai dit « asseyez-vous, on va commencer par la lecture ». J’ai ajouté « Oui, c’est bien, tu essaies de lire la consigne suivante tout seul ? ». J’avais devant moi des élèves attentifs, j’ai corrigé des fiches de travail sans erreur et je leur ai même dit « Vous pouvez aller jouer, on fera des mathématiques cet après-midi ».

Mais il en a manqué des choses. Il en a manqué, du bruit. Non pas que ces deux-là ne sachent pas à en faire, mais il a manqué de cette ambiance qui pourtant m’électrise parfois. Il a manqué de ces mouvements, de ces doigts levés, de ces « maitresses » répétés à tue-tête, de ces yeux qui ne comprennent pas ou de ceux qui justement ont compris et brillent de s’en rendre compte. Elles ont manqué toutes ces choses là et risquent de manquer encore.

Parce qu’elles ne peuvent arriver que là, que lorsqu’on est tous là, dans cette classe-là, entre ces murs-là. Parce que c’est aussi pour ça qu’on s’y retrouve. Pour ça même plus que pour le reste, des fois.

« Maîtresse, tu sais, moi je l’aime pas ce coronavirus, parce que tu vas me manquer ».
Comment s’est passée ta journée, A. ? Et toi, G., qu’as-tu fait en te levant ce matin ? Est-ce Maman t’a demandé de t’asseoir autour de la table pour commencer les nombreux exercices que nous avons préparés, si rapidement, pour vous, vendredi ? Avec elle G., es-tu restée assise ? As-tu accepté les consignes ? As-tu essayé G., juste essayé d’y arriver ?

Je me demande aussi comment ça s’est passé pour E., qui aime tant sautiller quand il entre dans la classe. Et pour M., si fier de ses progrès en Français, quelques mois après son arrivée dans notre pays. Et pour la maman de Y., qui était venue me trouver, la semaine dernière, pour me dire qu’à la maison, elle ne lui obéissait pas, qu’elle n’en pouvait plus, qu’il fallait que je l’aide. Et A., qui se débrouillait si bien avec sa ficelle colorée et qui était si fière d’expliquer aux autres comment s’y prendre.

La continuité pédagogique ne prévoit pas ça et je ne sais pas si quelque chose peut remplacer ces choses-là.

Les semaines prochaines seront longues, peut-être de moins en moins grises, peut-être un peu moins tristes. On chantera peut-être des chansons à nos balcons, on se servira peut-être du café par la fenêtre, on s’écrira des mots qu’on s’enverra dans des avions en papier.

On remplacera les lundi gris par des lundi arc-en-ciel. Et puis c’est promis, on s’y retrouvera. Là-bas, dans cette classe-là, entre ces murs-là. On essaiera de rattraper tout ce temps-là.

On y arrivera.

Le poulet, le poulain et la maîtresse.

« Allez, I. c’est à toi, essaie de lire ce mot-là, oui voilà, celui-là.
– P…ppppouuuu…
– Oui, pou…
– Poulet !
– Non, regarde bien les lettres I., pou…
– Poula ?
– Non, concentre toi bien, on a dit que ces trois lettres ensemble faisaient le son ?
– In !
– Oui, alors, reprend le mot.
– Ppppoulain !
– Oui, parfait, poulain, c’est bien I. Tu sais ce qu’est un poulain ? »

L’enfant n’ose pas dire non mais ses yeux ont répondu pour lui. Je balaie l’assemblée du regard, à la recherche d’un allié, d’un support, d’un éclair. Rien. Quelques secondes passent. Je sens un (très) léger frétillement du côté de G.

« G., dis-nous ce qu’est un poulain, tu le sais ?
– Oui maîtresse, c’est un animal.
– En effet G.. Dis nous, quel animal ?
– (moue avec les lèvres, épaules qui se redressent, paumes de main relevées) ».

Ma solitude est de retour. Il y a bien eu quelques « Aaaaah ouiiii » soufflés sur la gauche quand G. a parlé de l’animal mais pas grand’chose d’autre pour l’instant. J’hésite alors à leur parler du chocolat, qu’ils mettent peut-être dans leur lait le matin. Puis je me souviens que le lapin Nesquik a depuis longtemps détrôné le poulain alors je crains de semer la confusion et qu’ils quittent la classe, persuadés qu’un poulain, c’est un lapin marron avec un tee-shirt bleu et un sac sur le dos et parfois même une casquette vissée à l’envers.

« G., tu m’as dit que c’était un animal, ça veut dire que tu en as déjà vu, essaie de fermer les yeux et dis nous comment est cet animal, à quoi il ressemble ?
– Mmmmm.. il a euh.. deux ou quatre pattes je sais plus.
– Euh.. ensuite ?
– Et, ah oui je sais, il a des plumes ! »

J’évite de m’attarder sur le « Mais oui ! » victorieux de J. et sur le « Je le savais » de l’autre I. et je me dis qu’il est peut-être temps de les aider un peu. Après tout, un poulain, le mot ne permet pas vraiment de comprendre tout de suite et on peut tout à fait, à 6 ans et même 7 ans, n’en avoir jamais croisé de sa vie. Il faudra juste penser à souffler aux concepteurs de jeux vidéos de mettre un poulain dans leurs prochaines versions de Fornite, si pour une fois ils peuvent (un peu) aider les maîtresses, ce serait cool.

« Alors, concentrez-vous encore un peu. Si je vous dis que le poulain est le nom du bébé d’un animal que vous connaissez tous, est-ce que ça vous aide ?
– Oui ! Alors le poulain, c’est le bébé du poulet !
– Nooooon, n’importe quoi ! C’est le bébé du poisson !
– Mais nooooon, le poulain, je sais, ma mère elle me l’a dit, c’est le bébé de l’oiseau. 
– …. »

A pas feutrés, pour ne pas trop les déranger et surtout tenter de ménager mon désespoir, je me glisse derrière mon bureau. Sur mon ordinateur, je clique sur l’icône magique et je demande à Google de prendre le relais. Les images des poulains se sont affichées sur le tableau et J. glorieux, bien plus fier qu’Artaban, a claironné : « Aaaaahh, c’est le bébé du chevaux, je le savais ! ».

Fendre l’armure, nous laisser entrer.

Et si tu me disais, maintenant, G. ?
Et si tu m’expliquais, par où il faut passer?
Si tu me guidais, si tu me laissais entrer ?
Si tu nous donnais la possibilité de t’aider, juste un peu ?

Ce matin -là, quand elle a poussé pour la première fois la porte de ma classe, elle avait les bras chargés. Sans mot dire, sur mon bureau elle a tout déposé. “Ces trucs-là, je n’en veux plus, tu m’en donnes d’autres, maîtresse”. Je lui ai fait signe d’aller s’asseoir, avec les autres.
Un peu plus tard, j’ai feuilleté les cahiers que l’autre maîtresse avait corrigés, annotés. J’ai lu les nombreuses lignes rouges sur le carnet, celles qui disaient que G. avait encore frappé une camarade, qu’une fois de plus, elle n’avait rien écouté.

Rester assise, tu ne sais pas le faire et ce n’est pas grave.
Être silencieuse te coûte beaucoup trop, alors on s’en accommode, comme on peut.
Écouter une consigne jusqu’au bout est au-dessus de tes envies, alors je viens te l’expliquer plus près.

Tout ça, ce n’est rien G.
Tout ça, ça viendra, j’en suis sûre.
Quand tu auras compris pourquoi tu es là.
Quand tu sauras précisément à quoi je suis censée te servir, ce que j’attends de toi.

Une semaine après son arrivée, G. a bien voulu faire l’exercice que je lui ai proposé. Alors, comme les autres, elle fait la queue derrière mon bureau. J’ai le nez plongé sur la feuille de A., j’essaie de lui expliquer ses erreurs et lui demande de réessayer. C’est là que Y. se met à crier. Dans la file, G. vient juste de la pincer. “Elle m’a doublée maîtresse, alors je l’ai pincée”. Les yeux de Y. Sont mouillés, ceux de G. sont noirs, si noirs. Elle s’excuse du bout des lèvres, comme pour juste me faire plaisir et pouvoir passer à autre chose.

Impossible de savoir ce que cache ce regard si sombre.
Difficile de comprendre ce que veulent dire ces mots qui mélangent tout, cette bouche qui ne cesse de mentir.

Au bout de quelques semaines, j’ai reçu Maman, et celui que tu appelles Papa. Ils m’ont parlé de l’autre, de celui qu’on doit appeler “le vrai”, des coups qu’il a portés, de la violence dans laquelle il t’a fait grandir, des décisions du juge qui lui interdisent de t’approcher. Ils m’ont parlé de toi aussi, G., de tes mensonges, de tes crises de colère, de la vie si dure que tu leur fais mener, de leur impuissance à t’aider, des médicaments que le pédo-psychiatre te demande de prendre, sans oublier.

Tout ça, c’est beaucoup G.
Tout ça, tu devras le porter toute ta vie, toute seule.
Et si tu acceptais d’en laisser un peu, là, sur le côté ?

Bientôt, peut-être, il y aura quelqu’un avec toi en classe. Quelqu’un d’autre que moi. Quelqu’un qui sera là pour te redire les consignes, pour t’aider à te concentrer, à te recentrer. Pour que tu brises peu à peu cette côte de mailles dont tu as décidé de t’armer. Celle avec laquelle tu nous fais croire que tu ne sais pas ce que fais un p à côté d’un a, ni comment se lit ce nombre qui a trois dizaines et deux unités. Moi, je sais que tu le sais. Et je sais aussi que tu as le droit de le garder secret. Mais je ne veux pas pour autant te laisser tout gâcher.

G. ment.
Beaucoup.
Tout le temps.
Et G. finit par croire à ses mensonges.
Elle dit à Maman qu’un enfant lui a demandé de mettre les pieds dans les toilettes.
Elle dit à Maman qu’un autre lui a donné une gifle, que celui-là l’a griffé.
Elle raconte à Maman que les autres la frappent et l’insultent, tous les jours.
Elle raconte à Maman que quand elle en parle à sa maîtresse, elle ne réagit pas.
Maman lui demande de jurer, s’inquiète, s’agace et finit par s’énerver.
Son enfant n’est pas en sécurité, elle exige que les coupables soient retrouvés.
Les coupables n’existent pas et G. le sait.
Prise sur le fait, G. avoue qu’elle a menti et repart en sautillant pour aller jouer.
Maman pleure dans mes bras, s’excuse, elle est sincèrement désolée.
Celui que G. appelle Papa est parti, il n’a plus supporté.

Et si tu nous disais, maintenant G. ?
Dis nous, comment on fait ?

Pour pouvoir recommencer.

.

Si je n’étais pas littéralement vautrée sur mon canapé, je dirais bien que je ne sais pas trop sur quelle fesse m’appuyer, et encore moins sur quel pied danser, alors pour savoir quoi penser, merci de repasser. Au téléphone auquel j’ai trouvé la force inespérée de décrocher, ma sœur m’a demandé comment ma journée s’était passée. C’est là que j’ai hésité.

Mal.
Elle a terminé bien plus mal encore que ce qu’elle a commencé, ai-je décidé de lui annoncer.
J’ai détaillé mon désespoir face à G., de la bouche de laquelle je désespère de voir une syllabe sortir devant les deux lettres que je la supplie d’associer.
J’ai raconté ma colère contre I., qui ne cesse de donner des coups de pied, de distribuer des insultes plus grosses que lui et qui prend sa mine affligée dès que ma voix se met à gronder.
J’ai ajouté que la réunion de ce midi avait continué de me désespérer, au flot d’idées que les uns et les autres ont proposé ont répondu les tarifs démesurés et notre impossibilité de les financer.
J’étais lancée, ma sœur avait l’air de m’écouter, alors j’ai embrayé avec les évaluations nationales qu’on nous somme de faire passer, malgré les yeux de A. qui m’implorent d’arrêter et les mains de G. qui se mettent carrément à trembler.
Je n’ai pas oublié de lui raconter la récré, les insultes de N. à la jolie L., les cascades de I. et de A. juste devant la porte des toilettes et les pleurs de N., qui avait encore fait tomber son goûter. Elle m’a demandé si c’était tout.
C’est là que le nœud dans mon ventre s’est resserré.
J’ai fermé les yeux et j’ai pensé à M., N. et à leurs deux petites sœurs. Je les ai imaginées dans cette chambre d’hôtel que l’association leur a dégotée en urgence pour la nuit, pour que Maman n’ait plus à recevoir les coups de Papa, ce soir. J’ai raconté L. qui les a emmenées se cacher, avant que la sonnerie ne retentisse et qu’il vienne jusque devant le portail en pensant pouvoir les récupérer. J’ai décrit le regard de cet homme que je n’avais jamais croisé, qui attendait l’air de rien sur le trottoir en face de moi. Il est reparti seul, elles sont à l’abri pour la nuit.

Bien.
Elle s’est bien passée, très bien passée, ai-je finalement décidé de répondre.
Parce que j’ai repensé à E., qui est entré dans la classe en chantant.
Parce que j’ai vu le sourire de S., quand elle a réussi à lire deux phrases d’affilée sans même hésiter.
Est-ce que je t’ai raconté que M. faisait des progrès incroyables, un mois seulement après son arrivée en France ? Est-ce que je t’ai dit qu’il comptait dans notre langue jusqu’à trente, qu’il reconnaissait toutes les lettres et savait les nommer ?
J’ai parlé de ce cahier d’évaluation, qu’Y. a réclamé, alors qu’on avait terminé de le compléter.
J’ai raconté le fou-rire pendant ma pause déjeuner, la mouche que j’avais trouvé dans ma tasse de thé. Et puis j’ai fermé les yeux et je suis revenue sur le trottoir de l’école, ce soir. J’ai détourné mes yeux de cet homme qui attendait et me suis tournée vers la maman de L., qui m’interpellait. Elle avait les bras chargés de sacs desquels je voyais dépasser des tee-shirts, des pulls et des bonnets. Je l’ai accompagnée quelques mètres pour que ce soit elle qui les donne directement à I., R, sa petite sœur et leur papa. Dans une langue que personne n’a eu besoin de traduire, cet homme venu de si loin pour trouver la paix a parlé vite et longuement. Il a posé la main sur son cœur et l’a remerciée.
C’est cette image là que j’ai décidé de garder.
Pour pouvoir recommencer.

Nous n’en avons pas le droit.

« Maîtresse !… Maîtresse… » Ce n’est plus un appel, c’est devenu une plainte, une ritournelle. Personne ne semble plus t’entendre vraiment. Tes mots résonnent pourtant, se répètent et la boucle cogne et cogne encore. Chaque syllabe heurte mon oreille et me serre un peu plus le coeur.

« Maîtresse !… Maîtresse…! » Je vais venir M. Oui, voilà, je suis là, tiens je te donne la même feuille que les autres. Essaie d’attraper ce stylo, comme l’autre fois. C’est bien M. Pose le sur la feuille maintenant, fais des traits, oui, tu peux aussi changer de couleur. Je te laisse maintenant M., je dois aller voir les autres.

« Maîtresse !… Maîtresse … !  » Je ne sais pas si tu me supplies, si tu m’appelles, si tu m’exiges, si tu me rappelles que tu es là, que tu ne veux pas que je t’oublie. J’ai parfois le sentiment que tu m’accuses, que tu nous accuses tous, et tu en aurais le droit.

Maman me dit que tu trépignes, quand elle t’habille le matin, quand elle t’installe dans ton fauteuil. Au moment où elle serre la dernière sangle du corset qui maintient désormais ta tête haute, elle te regarde et de dit « Maîtresse?, on va aller voir maîtresse ? » et tes jambes immédiatement réagissent, elles s’agitent, tes bras aussi, tes yeux pétillent et tu ris.

Aujourd’hui, je ne me sens plus vraiment digne de tout ça.
Aujourd’hui, j’ai l’impression de t’avoir un peu trahi, beaucoup déçu cet espoir que tu as mis en moi.

« Maîtresse !… Maîtresse… ! » Tu es désormais seul devant ta table d’écolier, ton fauteuil bien calé au-dessous du casier. Tes copains se sont tous levés et forment une file désordonnée et agitée à côté de mon bureau. Ils viennent faire corriger leurs exercices, cette même feuille sur laquelle tu as réussi à tracer quelques traits, en changeant une fois de couleur.

« Maîtresse !… Maîtresse… ! » Ta voix me frappe à nouveau. Chaque fois le mot est comme un petit coup de marteau reçu juste sur l’arrière de mon crâne. Oui, M., attends un peu, tu veux.

« Maîtresse!… Maîtresse…! » I. voudrait savoir pourquoi j’entoure le mot qu’il a si difficilement écrit. J’aimerais lui expliquer mais tes mots m’en empêchent. Le marteau frappe de plus en plus fort, toujours plus vite. Tu ne t’occupes pas de moi, je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment le faire, j’ai besoin de toi, là, à côté de moi. Assieds toi, apprends moi. Voilà ce que me dit ta petite voix, ce que le marteau continue de faire chanter dans ma tête en cognant encore et encore.

« Maîtresse!… Maîtresse…! » Tu prononces si bien ce mot maintenant, dans cette langue que tu ne connaissais pas il y a quelques mois tout juste.

« Maîtresse!… Maîtresse…! » Le marteau m’empêche maintenant de respirer. Il a formé une boule qui commence à serrer ma gorge et à faire des nœuds avec mes entrailles.

« Maîtresse!… Maîtresse…! »
Je pose le stylo rouge.
Je demande à I. de patienter.
Avec mon bras, j’écarte tes camarades pour pouvoir croiser ton regard.

« M. tu attends, s’il te plait. Là, tout de suite, je ne peux pas ».

Ma voix est dure, mes sourcils sans aucun doute froncés.
Les mots frappent comme le marteau.
Ils sont froids, secs, n’ont pas d’âme.
Tu fronces les sourcils à ton tour et en moins d’une seconde, ton visage n’est plus que grimace.
Le temps s’arrête. Tu pleures désormais. Tu pleures et te voilà même qui suffoques, qui crie des mots que je ne comprends pas mais qui me disent que je n’avais pas le droit, pas comme ça.

Mes joues se couvrent de honte et le marteau cogne encore plus fort.
Les autres me regardent, m’accusent.
Ils ont raison, tu as raison, je n’avais pas le droit.

Je n’avais pas le droit de te laisser là, comme ça.
Je n’ai pas le droit d’attendre et de te demander de le faire aussi.
Je n’ai pas le droit de croire que pour toi, cela ne change rien.
De penser que le temps ne t’est pas toi aussi précieux.
Que ça viendra et que tant pis, c’est comme ça.

Nous n’en avons pas le droit.