Apprendre, désapprendre et réapprendre

Je les attends d’habitude tout près de la porte. Il m’arrive même de la leur tenir. Je me poste là, les salue un par un, les invite à s’asseoir après leur avoir demandé comment ils vont, s’ils ont bien dormi. Après avoir prétexté ce qui me passait par la tête pour les entendre parler notre langue, celle qui est désormais aussi un peu la leur. Je penche souvent légèrement l’oreille pour entendre les plus timides, les reprendre certaines fois.

Lundi pourtant, je suis restée collée derrière mon bureau, contre le mur, loin de cette porte. Il y avait quelque chose dans mon estomac qui ressemblait à de la peur, de l’angoisse. Je n’avais pas peur d’eux, ou des aérosols qu’ils pourraient me transmettre, non. J’avais peur de ne plus savoir leur sourire. J’avais peur qu’ils ne sachent pas lire sur mon visage désormais à nu. J’avais peur qu’ils aient peur. J’avais peur que nous ne nous reconnaissions pas, que nous ayons à tout reprendre, tout réapprendre. J’avais peur et j’avais hâte aussi.

La porte s’est ouverte seule et H. est entrée. Le menton baissé dans sa veste, elle a susurré un “Bonjour Madame” pour lequel je n’ai pas eu à tendre l’oreille. Je le lui ai rendu et lui ai montré mes dents, avec cette impression étrange de lui confier un secret qu’il me pesait tant de garder pour moi depuis si longtemps. Ses yeux ont brillé et, doucement, elle a relevé la tête et j’ai vu ce sourire que j’avais deviné ces derniers mois. C’était le même. Exactement le même. Peut-être bien qu’il était encore plus joli, et certainement plus sincère.

Alors les autres sont arrivés. Ils se sont installés, se sont observés, parfois longuement, toujours gênés. J’ai regardé ces adolescents qui n’étaient qu’enfants quand on a leur demandé de se cacher et auxquels on proposait aujourd’hui de se dévoiler entièrement, d’un seul coup. Je me suis souvenue de mes 12 ans, du regard des autres qui pesait lourdement. De celui que je n’arrivais pas à poser sur moi-même sans détourner les yeux.

Et puis A. s’est levé, s’est approché de mon bureau. Un masque noir sur le nez, il a dit, en chuchotant : “Madame, je ne veux pas enlever mon masque, parce que ma bouche, elle n’est pas jolie, tu comprends ?”.

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