Vous n’aurez pas nos lumières

Vous n’aurez pas ma haine, avait dit ce père, cet époux.
Vous n’aurez pas nos lumières, disons nous aujourd’hui.
Vous pourrez souffler, souffler encore, vous n’éteindrez pas notre flamme.
Vous crierez autant que vous le pourrez, vous tuerez peut être encore.
Mais nous continuerons.
Nous continuerons à les éclairer, à leur apprendre à penser.
Par eux mêmes et pour eux mêmes.
Nous poursuivrons notre chemin, avec eux, sur la route de la liberté. Celle de croire, celle de ne pas croire. Celle de savoir, et savoir encore. Celle d’interroger, de critiquer, d’essayer, de se tromper, d’être capable de recommencer.
Nous ne les laisserons pas vous croire, vous qui ne croyez en rien, qui ne savez penser, qui refusez qu’ils sachent, qu’ils voient, qu’elles existent.
Nous leur dirons qu’ils ont le droit, et qu’elles ont le choix.
Nous leur tiendrons la main, comme nous l’avons toujours fait. Nous leur dirons que, malgré tout, malgré ça , nous n’avons pas peur, qu’ils sont en sécurité. Que nous sommes en sécurité.
Vous n’aurez pas nos lumières.
Vous n’aurez pas notre liberté la plus chère.
Celle d’enseigner.

Point(s) de vue(s).

Fermer les yeux et voler vers cette chaise, de l’autre côté de cette salle de réunion sordide et froide.
Celle où est assise cette maman, qui se triture les mains et n’ose pas lever les yeux.
Nous écouter lui dire que, vraiment, avec sa fille, on n’y arrive pas.
Nous entendre faire la liste de toutes les choses qu’elle ne peut pas faire, de toutes les activités auxquelles elle ne participe pas.
Ressentir dans sa chair l’écho de son impuissance, de sa confiance en nous qui s’étiole, de ses angoisses pour l’avenir qui l’étouffent.
Comprendre sa colère, sa tristesse, son sentiment d’abandon.
Rouvrir les yeux et lui annoncer que la réunion est terminée, qu’il faut se dépêcher, une autre famille attend son heure, juste derrière la porte.

S’arrêter un instant et glisser à sa hauteur sur cette petite chaise, près de la fenêtre.
S’y installer avec peine, comme elle, les jambes pas tout à fait alignées.
Regarder avec elle le plafond, pour ne pas voir ce tableau qui lui fait mal aux yeux tant ce qui y est écrit lui échappe et l’effraie.
Se demander comment elle se sent.
Se dire qu’elle est heureuse, profondément, parce qu’elle est là, avec les autres, et que c’est bien tout ce qui compte.
Cesser de se demander quand est-ce qu’elle rattrapera les autres. Parce qu’elle ne les rattrapera peut-être jamais. Mais elle avancera.
Simplement.
Doucement.
Sur son propre chemin.

Ranger son cartable et le troquer contre la mallette de cet ouvrier, qui la soulève à la hâte, pour être à l’heure au rendez-vous.
Courir avec lui dans le couloir, s’excuser de son retard, s’installer, le front suant et la mine inquiète sur le fauteuil qu’on lui a prêté.
Regarder avec lui la liste des observations, punitions, sanctions, remarques, faites à son fils, qu’il voit si peu.
Recevoir sans broncher la violence de ce qu’on lui présente comme son propre échec.
L’observer rentrer avec son ado sous le bras, hausser la voix, l’envoyer dans sa chambre, débrancher sa Play Station.
Finir sa soirée près de lui, seul sur le canapé, et se retenir de pleurer.
Mais pas trop longtemps, parce qu’il faudra bientôt repartir bosser.

Changer de place, chaque jour.
Décaler son regard.
Le décentrer.
Et avancer.

De sable ou de cartes.

Les notes sont arrêtées, les conseils passés. Je les autorise à jouer aux cartes. A. est imbattable. Il faut nommer les mots, en français, avant l’autre. Trois tours, puis W. capitule. “On ne dit pas un pomme, mais une pomme, lui lance A, tu as perdu!”. Les deux ados se marrent, je les entends s’envoyer quelques vannes, en Français, et je me dis que c’est moi qui ai gagné. Je sais que nous nous verrons plus pendant quelques semaines, qu’ils vont me manquer, que je les retrouverai encore plus grands, plus ados encore, mais je sais surtout qu’ils n’auront plus besoin de moi, à la rentrée. Alors je profite, je savoure mes petites fiertés et leurs grands progrès.

“On va faire une château avec les cartes, regarde!”. “UN château,A. on dit UN château.”. Méthodique et scrupuleux, celui qui est parvenu à ne plus racler les R comme il le faisait dans sa langue natale pose ses fondations, puis les étages, l’un après l’autre. W. L’observe, sourire en coin. Il attend. Lui, c’est la patience qui l’anime. Il sait que son moment arrivera. Celui où il ne dira plus qu’il sait “un pou” parler français, mais “beaucoup”. Le silence accompagne les gestes de plus en plus précis de A.. Je me dis que nous aussi, les profs, on en construit, des châteaux. Que pour nous aussi, il faut de la méthode, de la précision, des convictions, de la patience. Comme A. qui croit si fort que son édifice tiendra bon, on s’accroche tous les jours pour que le nôtre, le leur, tienne la route et la longueur.

Septembre. Nous recevons les nouveaux arrivants de l’été. Nous les écoutons, tentons de leur trouver une place dans un établissement. Une conseillère d’orientation va arriver. Elle recevra les plus âgés, leur demandera ce qu’ils aimeraient faire, pour les guider. Je la laisse s’installer en face de ce grand ado un peu perdu et m’apprête à l’écouter. Je vais l’entendre poser les premières cartes les unes à côté des autres pour que la petite maison du garçon se construise, peu à peu. “Alors tu vois, en France, quand on a des bonnes notes, on va dans un lycée général. Et quand on n’est pas bons, on fait une formation professionnelle”.

W. S’est levé d’un bond, il s’est approché de A. et a éternué pour s’assurer que tout allait bien s’écrouler.

Je me suis retenue de hurler. J’ai serré les dents si fort qu’elles ont grincé.

Non, W., tu n’as pas le droit de faire ça.

Non Mme, vous n’avez pas le droit de dire ça. Vous n’avez pas le droit de bousiller en quelques secondes le joli château que nous essayons chaque jour de construire, de reconstruire, ou juste de restaurer. Personne n’a le droit de mettre des enfants dans des cases et de cracher sur les autres.

Je n’ai rien dit.

J’ai ravalé mes convictions, ma colère et tout le reste.

Je me suis dit que tant pis demain, je réessaierai.
Et puis le jour d’après.

W. s’est excusé. il a pris le tas de cartes de A. et l’a aidé à recommencer.
Sur la photo, ils se tiennent par l’épaule et leur fierté est presque aussi grande que la mienne.
Leur château a tenu quelques longues secondes.

Ou toute une vie.

Ici. Là-Bas. Pas loin.

T’étais où ?
Ici. Avec eux.
Et là-bas aussi. Pas loin. Très loin.
Juste à côté parfois. Et pourtant.

J’étais avec A., qui refuse toujours d’être ici.
Avec Z. qui a promis d’y retourner. Pour tout changer.
Avec W. qui n’y remettra plus jamais un pied.
Avec Y. qui n’en parle plus.

J’ai essayé de comprendre V., quand la guerre a éclaté dans ce pays qu’il avait quitté avant les autres. Son envie soudaine d’aller voir, aider, supporter, crier. Je l’ai autorisé à rejoindre les siens, sur le chemin de leur exil. Quelques jours, madame, s’il te plaît. Les quelques jours sont devenus des semaines, et puis des mois. V. n’est pas revenu.

J’ai écouté cet autre me raconter les arbres, tout au Sud. Et son voisin me parler des villes, et de leurs lumières qui fascinent, à l’Est. J’ai regardé L. regretter ses amis et A. traduire les blagues que seuls ses compatriotes d’Outre-Manche sont capables de trouver drôles. J’ai entendu les larmes de Z. quand elle a compris que la route qu’elle s’était tracée prendrait une autre direction. Non, tu ne seras pas médecin, Z., mais tu seras quelqu’un de bien.

J’ai ragé contre ceux qui ne les entendent pas, ne les regardent pas, ne retiennent d’eux que ce qu’ils ne savent pas exprimer, plutôt que ce qu’ils ont à nous offrir. J’ai aimé ceux qui ont appris à les connaître et m’ont enviée de les accompagner.

Et puis j’ai essayé de leur donner le goût d’ici. Je leur ai tenu la main quand ils ont accepté de se mettre debout pour avancer vers notre langue, certains ont eu besoin de tenir le mur de l’autre côté, d’autres ont encore du mal à tenir l’équilibre, mais, la tête haute et le dos bien droit, personne ne leur enlèvera l’envie d’y arriver. Alors ils y arriveront.

Je n’ai pas trouvé le temps d’écrire sur eux. Il y a pourtant tant à dire, sur chacun et sur tous.

Des chroniques, des romans, des poèmes.

Des drôles et des moins drôles.

Des jolis et des pas beaux.

Des histoires courtes et des à suspense.

Il y en aurait des tas.
Elles viendront peut-être.
En attendant, je suis avec eux.

Ici.

Et là-bas.

Apprendre, désapprendre et réapprendre

Je les attends d’habitude tout près de la porte. Il m’arrive même de la leur tenir. Je me poste là, les salue un par un, les invite à s’asseoir après leur avoir demandé comment ils vont, s’ils ont bien dormi. Après avoir prétexté ce qui me passait par la tête pour les entendre parler notre langue, celle qui est désormais aussi un peu la leur. Je penche souvent légèrement l’oreille pour entendre les plus timides, les reprendre certaines fois.

Lundi pourtant, je suis restée collée derrière mon bureau, contre le mur, loin de cette porte. Il y avait quelque chose dans mon estomac qui ressemblait à de la peur, de l’angoisse. Je n’avais pas peur d’eux, ou des aérosols qu’ils pourraient me transmettre, non. J’avais peur de ne plus savoir leur sourire. J’avais peur qu’ils ne sachent pas lire sur mon visage désormais à nu. J’avais peur qu’ils aient peur. J’avais peur que nous ne nous reconnaissions pas, que nous ayons à tout reprendre, tout réapprendre. J’avais peur et j’avais hâte aussi.

La porte s’est ouverte seule et H. est entrée. Le menton baissé dans sa veste, elle a susurré un “Bonjour Madame” pour lequel je n’ai pas eu à tendre l’oreille. Je le lui ai rendu et lui ai montré mes dents, avec cette impression étrange de lui confier un secret qu’il me pesait tant de garder pour moi depuis si longtemps. Ses yeux ont brillé et, doucement, elle a relevé la tête et j’ai vu ce sourire que j’avais deviné ces derniers mois. C’était le même. Exactement le même. Peut-être bien qu’il était encore plus joli, et certainement plus sincère.

Alors les autres sont arrivés. Ils se sont installés, se sont observés, parfois longuement, toujours gênés. J’ai regardé ces adolescents qui n’étaient qu’enfants quand on a leur demandé de se cacher et auxquels on proposait aujourd’hui de se dévoiler entièrement, d’un seul coup. Je me suis souvenue de mes 12 ans, du regard des autres qui pesait lourdement. De celui que je n’arrivais pas à poser sur moi-même sans détourner les yeux.

Et puis A. s’est levé, s’est approché de mon bureau. Un masque noir sur le nez, il a dit, en chuchotant : “Madame, je ne veux pas enlever mon masque, parce que ma bouche, elle n’est pas jolie, tu comprends ?”.

Tant pis pour eux.

Tu n’iras pas à l’école.
Parce que tu portes peut-être en toi quelque chose qui peut tuer sa grand-mère, sa tante, ou bien son père.
Alors tu resteras là. Et je ne sais pas comment tu apprendras.

Tant pis pour toi.

Elle est prête, l’écran est allumé, c’est l’heure de la dictée, pour ceux qui auront réussi à se connecter. Elle répète, articule, mais le son est mauvais. Elle vérifie ses enveloppes maintenant, les range dans son sac et enfile son manteau. Dans les rues, elle marche, sonne aux portes, dépose ses courriers dans les boites aux lettres et se demande comment ils vont, comment ils seront quand elle les retrouvera. Elle essaie de ne pas s’en faire, mais elle n’y arrive pas.

Tant pis pour elle.

Tu vas aller à l’école, finalement.
Mais tu devras porter ce masque, toute la journée.
Tu ne verras plus ta maîtresse sourire, ni les dents de tes copains tomber.
Tu ne joueras plus aux puzzles, à touche-touche, tu n’en as plus le droit. Ni de la prendre dans tes bras quand dans la cour, elle tombera.

Tant pis pour toi.

Elle est debout devant eux. Mais surtout pas trop près.
Tous ses jeux, elle a rangé.
En écran qui parle, elle s’est transformée.
Le masque la gêne, l’étouffe, mais elle continue.
Elle se retient de le déchirer, de le jeter.
A la place, elle leur répète de bien le monter sur le nez.
Chaque soir, un mal de tête lui serre les cheveux et l’empêche de penser.

Tant pis pour elle.

Tu vas te lever, te brosser les dents, te préparer.
Mais d’abord, tu t’assois là, tu lèves un peu la tête et surtout, évite de bouger, et de crier.
Je sais, c’est la troisième fois cette semaine, mais il faut encore que je t’enfonce cette chose dans le nez.Ça fait mal, c’est pénible mais c’est comme ça.

Tant pis pour toi.

Devant le grand portail, elle leur barre l’entrée.
Sur son petit tableau, elle doit cocher : classe n°2 , jour 2, test ok, tu peux rentrer. Classe n°3, jour 1, test non réalisé., circulez.
Sa gorge qui commence à piquer, une sensation de fébrilité qu’elle ne sait plus nommer.
Ses jambes qui la tiennent, encore, debout, pour eux.
Mais sous son masque, le sourire qu’elle finit par laisser retomber.

Tant pis pour elle.

Tant pis pour eux.
Tant pis pour nous.

C’est comme ça. C’est tout.

Elle a croisé les bras sur son torse et elle a dit “C’est comme ça, c’est tout”. Z. avait dans les yeux ce mélange de détermination, de défi et de désespoir qui la rend si insaisissable. Elle portait sur son visage les traces du courage qui lui manque parfois, de cette envie qui ne lui fiche jamais la paix mais qui l’empêche, finalement, d’avancer.

J’ai soutenu longuement ses yeux noirs et j’ai vu son maquillage commencer doucement à couler. Elle attendait de moi que je la comprenne, que je la soutienne, que je lui dise “Tu as raison Z., tu iras dans ce lycée-là, tu feras cette filière-là, parce que c’est ce que tu as décidé.” Mais je ne l’ai pas fait.

J’ai croisé les bras à mon tour et j’ai répondu “Si c’est comme ça, moi non plus, je ne bouge pas de là tant que personne ne m’a nommée Présidente de la République”. Ses grands yeux noirs se sont arrondis. Elle a souri d’abord, pensant sans doute que je me raviserai. J’ai persisté. Comme elle, j’ai boudé, exigé, attendu que les autres fassent ce que je leur avais demandé. Je l’ai regardée me dévisager à son tour et comprendre.

Comprendre que tous les chemins n’étaient pas droits, que le sien était particulièrement sinueux. Parce que le bruit des bombes qui ont détruit son pays résonne encore dans sa tête. Parce que ces bagages qu’elle a si vite pliés ne sont peut-être pas encore complètement défaits. Parce que ces lettres dont elle a fait la connaissance il y a seulement deux ans ne sont pas encore tout à fait les siennes. Parce que certains de nos mots lui résistent, certaines de nos phrases la font parfois pleurer tant elles sont difficiles à déchiffrer. Parce que Z. a bientôt 17 ans et qu’elle a le droit de penser que ses espoirs sont désormais à portée de mains.

Parce que pour Z., quitte à parcourir tout ce chemin, il fallait bien que ce soit pour réaliser ses rêves. Ou plutôt ceux que d’autres ont écrits pour elle. Parce qu’elle leur doit bien ça.

Z. ne sera pas médecin, pourtant. Pas tout de suite en tous cas.
Je ne serai pas Présidente, jamais.

Mais je suis heureuse. Elle aussi en a le droit.

Bref, j’enseigne au collège.

Celui de mes souvenirs était grand. Beaucoup trop. Les marches des escaliers insurmontables, la hauteur des murs du grand hall démesurée, les professeurs toujours pressés, les autres élèves des géants, des menaces. Mes angoisses.

J’avais 9 ans ce jour là. Pas encore 10, mais presque. Et ça se voyait. A mes petites épaules qui supportaient péniblement le cartable flambant neuf que mes parents m’avaient acheté. Bien trop large sur mon dos. Dans les couloirs, je bousculais sans le vouloir tous ceux qui, ados déjà, avaient un sac à dos bien ajusté. Ça se voyait aux jeux que je voulais continuer d’organiser dans cette cour où les uns et les autres se toisaient, se regroupaient pour discuter, sans trop s’agiter. Ça se voyait au bras que je levais sans cesse en classe mais que certains professeurs avaient choisi d’ignorer.

Mais j’étais fière d’être là. Je paradais, le dos bien droit. Le collège était immense, mais pas assez pour ce que j’en attendais.

J’avais enfoui ces souvenirs quelque part. Preuve qu’ils n’étaient pas si loin. Ils ont resurgi d’un coup quand j’ai passé, la semaine dernière, la porte de collège-là. Il est grand aussi. Il m’impressionne, un peu. Je ne sais pas si j’y parade, mais je m’y revois bien, maintenant. Je m’y reconnais en les observant et en cherchant ma place, comme eux.

Dans l’escalier tout à l’heure, un élève a refusé de me laisser passer, avant de découvrir, au dessus de mon masque, les rides qui lui prouvaient que je n’étais pas des leurs, ou pas tout à fait, et de s’excuser.

Je m’habitue à ne plus dire “en classe”, mais “en cours”. A ce que la salle ne soit plus celle des “maîtres”, mais celle des “profs”. Ici, les élèves me donnent du “Madame”, s’enfuient en courant de ma salle à la première note de la sonnerie et regardent parfois dans le même vide que nous avons tous, dans ces murs là ou d’autres comme eux, si longuement admiré.

Comme quoi, peut-être, rien n’a changé.

Si ce n’est que, je le promets, j’accepterai, sans me presser, les doigts qui se lèvent, les regards qui fuient et les espoirs qu’ils sont en droit de cultiver.

Et si on les applaudissait ?

M. s’est approché de moi sans faire de bruit. J’étais penchée sur un carton, les mains pleines de poussière et je tentais d’y faire entrer ce qui ne rentrait pas. Une boite de jeux sous une autre, un paquet de stylos neufs au-dessus des ardoises. Il a tapé sur mon épaule et m’a dit, avec cet accent qu’il parvient désormais si bien à gommer, “Maîtresse, je voulais juste te dire merci”.

Et puis il est reparti. Avec le même silence. Celui que nous leur avons imposé, pendant ces derniers mois. Cette bouche cousue, ces gestes contrôlés, cette retenue qu’ils ont fini par si bien assimiler que plusieurs fois, ils m’ont donné envie de chialer.

Je l’ai regardé partir et me suis assise, pour observer un instant ces murs vides et entendre le bruit de la cour.

Dans la salle, j’ai revu I. arrondir ses grands yeux quand je lui parlais Français, lever ses paumes de main vers le plafond et laisser ses yeux s’affaisser, persuadé qu’il était que, jamais, il n’y arriverait. A côté de lui, il y avait R., celui qui s’est arrêté net de s’exprimer le jour où on lui a collé un masque sur le nez. Juste derrière, le regard si obstiné de N., celle qui n’a rien lâché, derrière cette timidité dont elle et moi savions qu’elle n’existait pas vraiment. Je me suis souvenue de ces sorties, que nous avons dû, les unes derrière les autres, annuler. J’ai repensé à ces petites journées pendant lesquelles l’école a fermé, ces exercices en ligne qu’ils avaient si consciencieusement réalisés et à notre joie de nous retrouver, chaque matin, parce que le goupillon que je m’étais enfoncée dans le nez la veille m’en avait donné le droit.

Je ne sais pas de quoi demain sera fait, mais ce dont je suis sûre aujourd’hui, c’est que c’est à moi de te dire merci, M.. C’est à nous tous de les saluer, de les féliciter. I., M., R. Y. et tous les autres. D’avoir réussi malgré tout à apprendre, d’avoir aimé être là, tous les jours. D’être parvenu à oublier que nous n’avons pas pu être à la hauteur de ce qu’ils méritaient.

Ce soir, à ma fenêtre, sur mon balcon, c’est eux que j’applaudirai. C’est eux, les enfants, qu’il faut remercier d’avoir tant courbé le dos, d’avoir tout accepté. Quoi qu’il en coûte désormais.

Dis, est-ce que tu te souviens ?

Robert Doisneau – La dent – Photographie noir et blanc

Dis, toi, est-ce que tu te souviens ?
Est-ce que tu te rappelles de l’école, avant ?
Si, si, ferme les yeux et essaie un peu.

On voyait vos sourires, on voyait vos étreintes.
On acceptait vos bras qui se serraient contre nos genoux, parce qu’ils s’étaient moqués de toi, ou parce qu’elle ne voulait plus être ta copine, ou juste comme ça, parce que “t’es belle maîtresse”.
On vous regardait tirer la langue, la coincer entre vos dents quand le calcul était trop compliqué, ou la lettre trop difficile à enchaîner à la suivante.
On vous faisait un sourire, ou une grimace. On se servait déjà de nos yeux, mais ils accompagnaient le reste.
On vous emmenait nager, courir. On vous observait lutter, monter les uns sur les autres, pendant les séances d’acro-sport, tenir le tee-shirt du suivant puis le consoler, parce qu’il n’avait pas réussi, et lui promettre de l’aider, pour le tour suivant.

Dis, toi, est-ce qu’elle te manque, cette école – là ?
A moi, elle me manque, beaucoup.
Trop.

Cette école où on ne vit pas les uns à côté (mais pas trop) des autres, mais les uns avec les autres, et même les uns sur les autres, parfois.
Cette classe où on n’a peur de rien, même pas de s’asseoir tous collés sur le banc, de prendre discrètement la main de celui d’à côté, puis de l’enlever, les joues roses et le souvenir à jamais ancré.
Ce moment où tu as juste murmuré la bonne réponse mais que je l’ai entendue parce que je l’ai lue sur tes lèvres, alors je t’ai félicité.
Cette cour dans laquelle on n’a même pas peur d’aller jouer avec les plus grands de la classe d’à côté, ni avec les plus petits, parce qu’ils aiment bien que tu leur apprennes des choses.
Ces maîtresses qui se font la bise, se serrent parfois dans leur bras.

Ce lieu où on apprend, oui, mais ensemble, sans avoir peur, jamais, sans se dire que tu as peut-être en toi quelque chose qui va lui faire du mal, après, à elle, ou à quelqu’un avec lequel elle vit.
Cette école où on grandit sans angoisse, juste avec l’envie d’y être et d’y retourner encore.
Ce portail qui se ferme sur les inquiétudes qui n’ont pas le droit d’y entrer.

Alors dis-moi, tu t’en souviens, maintenant ?