La rentrée au CP, le jour d’après.

Robert Doisneau, Enfant sage en cour de récréation, 1954.

Il y a plein de trucs dans la vie pour lesquels on se rend compte à quel point c’est dingue comme on n’oublie pas : savoir faire du vélo, par exemple, ça ne s’oublie jamais. Nager, marcher, même fumer. Quand on a arrêté, on sait toujours comment faire pour recommencer. Plein de trucs quoi.

Mais pas débuter une année en tant qu’enseignante de CP.

Ça, impossible de dire pourquoi, on oublie. Enfin si, je crois que je sais pourquoi. Le cerveau doit rejeter tout ça quelque part au fond pour te forcer à y retourner l’année d’après. Il sait que si tu t’en souviens, t’es fichu, tu voudras plus jamais y aller.

En tous cas le mien, il avait bien tout refoulé.

Alors j’y suis retournée.

Guillerette et pleine d’entrain.

Ravie de rencontrer ces petits bouts de chou à qui Papa et Maman ont seriné tout l’été qu’ils étaient grands maintenant et que les « chôses sérieuses » commençaient avec l’entrée au CP. Merci pour le coup de pression, au fait.

J’avais donc le sourire bien scotché, un tout petit peu de palpitations parce que je suis du genre angoissée, mais globalement, rien dans mon esprit ne m’aurait, ce matin-là, permis d’anticiper le déroulement de ma journée…

Parce que ce lundi là, j’ai regardé la morve de S. couler sur mon bras nu qu’elle n’a pas daigné laché à partir du moment où Maman est partie et jusqu’à la récréation. Quand elle a arrêté de pleurer, elle a réclamé un calin toutes les quatre minutes jusqu’au déjeuner.

Parce que j’ai essayé d’écouter la logorrhée de I. qui prononce toutes les consonnes de la même manière. Qu’il s’agisse d’un p, d’un t, d’un m, ou même d’un v, dans la bouche de I, ça fait « k ». Du coup, les koukins de Kaki, il m’a fallu un bout de temps pour comprendre qu’il s’agissait de ses cousins de Paris.

Parce qu’à un moment, alors que rien ne semblait en mesure de troubler la passivité de R., je l’ai vu poser les deux mains sur son derrière et se lever brusquement du banc en hurlant « J’ai caaaacaaaa ». Je n’ai pas pu m’empêcher d’hurler à mon tour « Cooooooouuuuuuurs » pour ne pas avoir à assumer les conséquences d’un eventuel ratage dans le pantalon.

Parce que l’après-midi, M. m’a regardée longuement et a fini par me demander quel âge j’avais, « à peu près mille ans, non, maîtresse ? ». Il est en effet probable qu’à cette heure là de la journée, quelques rides supplémentaires soient apparues au coin de mes yeux et au milieu de mon front.

Je suis rentrée chez moi le soir. On m’a demandé comment s’était passée ma rentrée. J’ai répondu « super » et à 21h, vautrée dans mon lit, incapable de lire plus de trois lignes du merveilleux roman qui pourtant me transportait quelques jours plus tôt sur mon transat dans le jardin, je me souviens m’être dit que quand même, ils étaient sacrément petits.

Le lendemain, je me suis concentrée. J’ai essayé de ne pas m’agacer quand E. me sollicitait toutes les 40 secondes.

  • Maîtresse regarde mon stylo bleu il écrit en bleu.
  • Maîtresse, qu’est-ce que tu fais ?
  • Maîtresse regarde ma gomme elle efface le trait que j’ai fait avec le crayon.
  • Maîtresse, ça va ?
  • Maîtresse, c’est drôle le ciseau il est tout rouge !
  • Maîtresse on va faire quoi après ?
  • Maîtresse, c’est l’heure de la cour ?

J’avoue quand même avoir, à un moment, cessé de répondre à ses nombreuses – mais au demeurant fort intéressantes – questions et m’être contentée d’un sourire un peu niais mais cordial et bienveillant. Evidemment.

Nous voilà donc, justement, à « l’heure de la cour ». La récréation. Nous avons pris la précaution de ne laisser ensemble, pendant ce temps de « repos » que les élèves les plus petits, afin d ‘éviter tout accident ou rencontre malencontreuse avec un pré-ado du CM2. Et pour cause. Voici donc nos petits CP pris de démence soudaine qui se mettent à pousser des cris perçants, les bras tendus vers l’avant, courant en faisant des ronds les uns derrière les autres, s’arrêtant juste parfois pour venir te voir et te dire « Maîtresse, il m’a poussé » et repartir avant même que tu n’aies eu le temps de lui demander qui l’a poussé et s’il est blessé.

Fin de la deuxième journée : la maîtresse est KO. Le formidable roman va commencer à prendre la poussière sur la table de chevet.

Et puis le jour d’après, on a commencé.

A apprendre, à se souvenir, à s’étonner.

On a regardé les lettres, on a dit le son qu’elles faisaient.

I. s’est souvenu que le A s’écrivait aussi comme ça et comme ça encore. Je lui ai dit qu’il se débrouillait bien sur son ardoise, il a souri et ses yeux ont pétillé.

H. a franchement galéré à trouver combien il y avait de chats sur le dessin que je lui avais donné mais quand j’ai pris des jetons et que j’ai imité le chat pour l’aider, elle s’est mise à rigoler.

N. a réussi une magnifique ligne de lettres, directement sur son cahier.

Ce matin, J. n’a pas pu compter au-delà de 4 sur la frise des nombres que je lui montrais. Mais comme hier, c’était au nombre 3 qu’il s’arrêtait, je me suis dit que ça y est, il avait déjà fait des progrès.

Je suis rentrée chez moi ce soir. On m’a dit que j’avais l’air fatiguée. Exténuée aurait été plus approprié. Mais à 22h, toujours vautrée dans mon lit, pas encore capable de me replonger en entier dans ma littérature de l’été, je me suis dit que quand même, ils étaient sacrément attachants, ces petits CP.

12 réflexions sur « La rentrée au CP, le jour d’après. »

  1. Eh oui ils sont attachants ces petits CP qui ouvrent de grands yeux quand je leur dis que c’est ma 10 ème rentrée en CP, qui sont aux anges quand je prends la voix de maman ogre… Mais qui répètent en boucle »ah oui faut pas frapper ? « ou qui se lèvent en tirant sur ma robe (noire hein parce que la blanche attendra encore quelques semaines) pour me demander quelque chose » tu dois lever le doigt et attendre grand garçon … Ah ! On se sent moins seule😂😉

  2. Merci, c’est toujours un plaisir de vous lire. Et ce ton… toujours un peu espiègle mais tellement sincère, attachant et bienveillant. Vos textes et votre livre me confirment, m’accompagnent et me rassurent dans ma volonté de devenir moi aussi PE. Merci. :0)

  3. Toujours l’anecdote bien racontée, le ton juste, l’humour, et tout ça dans la vérité. Je suis jaloux. Moi aussi, je voudrais savoir écrire comme ça.
    MERCI !

  4. Merci pour ce beau texte, j’ai rencontré lundi un adorable D. qui prononce les consonnes de façon aléatoire, une S. qui écrit son prénom parfaitement , une N. qui pose toutes les questions qui lui passent par la tête et surtout plein de petits qui étaient stressés de ne pas savoir lire encore … à nous de faire redescendre la pression … 🙂

  5. Bonjour Anouk …

    Cette fois, je crois que ça y est … je suis désaddicté …
    Je continuerai bien sûr à lire tes merveilleuses chroniques … mais cette fois je sens que le monde de la classe m’est enfin devenu « étranger »…

    Il est temps pour moi de passer à autre chose …

    @t… alain

  6. J’ai lu votre livre courant de l’année dernière (année scolaire^^) il es tellement beau, tellement vrai, mes fils étaient jusqu’à l’année dernière en ZEP et j’avais l’impression que vous étiez une de leur instit, merci pour ce que vous faites pour nos enfants. Sincèrement du fond du coeur, MERCI.
    Une maman.

  7. En pleine préparation du CRPE à 39 ans, je me sens parfois un peu seule face à cette quantité de connaissances à acquérir et je doute parfois de l’intérêt de ma démarche, quitter un emploi épuisant et sans sens ni valeur mais bien rémunéré pour me lancer dans ce qui reste inconnu et du coup un peu effrayant, la peur de l’échec aussi, à mon âge ;-).
    Je viens de lire votre article, et je suis toute émue devant mon écran. Moi aussi j’ai envie de vivre cela, j’espère que j’y parviendrai.
    Merci pour la remotivation !

  8. Bordas je suis dans le même état d’esprit que toi, quitter un travail que je connais depuis 20 ans maintenant mais aussi sans plus de sens…Pleins de nouvelles choses à apprendre, à se demander comment faire pour « ingurgiter » toutes ces choses :). Donc oui à cette lecture, moi aussi je me sens remotivée. Merci de nous faire partager cette merveilleuse expérience qui l’est à mes yeux.
    Bordas j’espère que vous et moi serons parmis les heureux sélectionnés. BONNE CHANCE

  9. Aujourd’hui, j’ai 60 ans.
    Professeur de français depuis plus de 30 ans, en collège où je vieillis chaque année, devant des ( pré ) ados, qui ont toujours le même âge.
    Epuisée en fin d’année, et comptant les jours jusqu’aux grandes vacances, en faisant des petits bâtons comme sur mon ardoise d’enfance, à rayer par paquet de cinq….
    Aujourd’hui, les élèves ne m’appellent plus « maman » par erreur, mais je commence à retrouver, dans les listes de début d’année, les noms connus d’une autre génération…
    Aujourd’hui, nous sommes en juin, à J – 29 des grandes vacances, et j’ai étudié  » La sonnette  » de R. Doisneau, et fait écrire un petit texte …
    Et fait rire les enfants, à qui j’ai bien dû avouer que  » oui, j’ai peut-être tiré sur un cordon de sonnette  » quand j’étais petite…
    Dans 29 jours, je suis en vacances, et quand les ados sortiront de la dernière classe, dans le vacarme des chaises rangées, et les  » Bonnes vacances « , je fermerai vite la porte derrière eux.
    Je regarderai les chaises enfin silencieuses, et les petits coeurs sur le tableau de toutes les couleurs…
    Je serai en vacances.
    Et compterai peut-être les jours jusqu’à la prochaine rentrée.
    Bientôt la dernière…
    R .

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