Mon seul privilège.


(Dessin : Jack Koch)

Ceux qui ont l’habitude de s’arrêter par ici savent.
Que je ne me mêle pas de politique.
Que je ne parle presque jamais d’eux, là-haut.
De ces gens qui décident, qui donnent ordres et contre-ordres, ou distribuent des Marseillaises.
Que je ne me plains pas, ou rarement.
Que ce que j’aime c’est parler d’eux, ici. 
De ces petits individus qui grandissent sous mes yeux et qui méritent tellement que vous posiez les vôtres sur eux.

Ceux qui m’ont déjà lue ici ou ailleurs savent.
Que si je parle d’eux, ici, c’est avant tout pour tous les autres, derrière le portail et même un peu plus loin encore.
Pour tous ceux qui croient savoir.
Pour tous ceux qui assurent que ça va.
Pour toutes celles et ceux qui ne comprennent pas pourquoi dans la rue nous descendons.

Ceux qui m’interrogent veulent savoir ce qu’il y a derrière tout ça.
Il n’y a rien d’autre que le fait de se connaître et de savoir.
Je t’ouvre la porte de ma classe pour que tu saches.
Ouvre moi la porte de ta boulangerie pour que je vois ce que tu vis.
Laisse donc ouverte la porte arrière de la fourgonnette que tu utilises pour que je portes avec toi le matériel que tu transportes chaque jour.
Emmène-moi dans la salle de repos de ton service pour que j’entende, pour que je ressente tes peurs et ta fatigue.
Laisse-moi entrer dans le bureau de ton chef pour que je l’écoute te dire qu’il faut tout que tu recommences.
Désormais, oui, je peux dire que je crois comprendre.

Maintenant, toi aussi, tu peux dire que tu sais.

Tu sais que les enfants que j’accompagne ont un tel besoin de nous que j’ai du mal à les ranger dans un coin de ma tête, quand je rentre chez moi.
Tu sais que j’enseigne la lecture, mais que je cherche aussi des poux, que je noue des lacets, que j’essuie des nez, et des larmes aussi parfois, que je change un jogging plein de pipi, que je résous des histoires de cœur, d’amitié et bien d’autres encore.
Qu’on attend aussi de moi que je sois vigilante, bienveillante, exigeante, jamais distante mais pas insistante.
Tu sais que mes journées sont parfois longues, éprouvantes, émotionnellement difficiles.
Tu sais que les papiers que je dois remplir sont chaque jour plus nombreux, plus complexes.
Tu sais que les parents que je reçois ont pour certains aussi un grand besoin d’être accompagnés, rassurés, ou simplement remerciés.
Qu’on attend de moi que je leur explique, que je leur donne du temps, que je ne me braque pas, que je ne m’immisce évidemment pas.

Mais tu sais aussi que des privilèges, finalement je n’en ai qu’un.
Celui d’être avec ces petits individus, chaque jour, de les regarder grandir, de leur donner un peu la main pour pouvoir les laisser s’envoler.
Mon luxe c’est de leur être utile.
Mon avantage sur le reste du monde, c’est qu’ils se souviendront peut-être de moi.

Si la porte de ma classe est exceptionnellement fermée, si c’est dans la rue et non plus dans l’école que tu me trouveras, sache que c’est pour défendre ce privilège-là, et aucun autre.

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