Si je n’étais pas littéralement vautrée sur mon canapé, je dirais bien que je ne sais pas trop sur quelle fesse m’appuyer, et encore moins sur quel pied danser, alors pour savoir quoi penser, merci de repasser. Au téléphone auquel j’ai trouvé la force inespérée de décrocher, ma sœur m’a demandé comment ma journée s’était passée. C’est là que j’ai hésité.
Mal.
Elle a terminé bien plus mal encore que ce qu’elle a commencé, ai-je décidé de lui annoncer.
J’ai détaillé mon désespoir face à G., de la bouche de laquelle je désespère de voir une syllabe sortir devant les deux lettres que je la supplie d’associer.
J’ai raconté ma colère contre I., qui ne cesse de donner des coups de pied, de distribuer des insultes plus grosses que lui et qui prend sa mine affligée dès que ma voix se met à gronder.
J’ai ajouté que la réunion de ce midi avait continué de me désespérer, au flot d’idées que les uns et les autres ont proposé ont répondu les tarifs démesurés et notre impossibilité de les financer.
J’étais lancée, ma sœur avait l’air de m’écouter, alors j’ai embrayé avec les évaluations nationales qu’on nous somme de faire passer, malgré les yeux de A. qui m’implorent d’arrêter et les mains de G. qui se mettent carrément à trembler.
Je n’ai pas oublié de lui raconter la récré, les insultes de N. à la jolie L., les cascades de I. et de A. juste devant la porte des toilettes et les pleurs de N., qui avait encore fait tomber son goûter. Elle m’a demandé si c’était tout.
C’est là que le nœud dans mon ventre s’est resserré.
J’ai fermé les yeux et j’ai pensé à M., N. et à leurs deux petites sœurs. Je les ai imaginées dans cette chambre d’hôtel que l’association leur a dégotée en urgence pour la nuit, pour que Maman n’ait plus à recevoir les coups de Papa, ce soir. J’ai raconté L. qui les a emmenées se cacher, avant que la sonnerie ne retentisse et qu’il vienne jusque devant le portail en pensant pouvoir les récupérer. J’ai décrit le regard de cet homme que je n’avais jamais croisé, qui attendait l’air de rien sur le trottoir en face de moi. Il est reparti seul, elles sont à l’abri pour la nuit.
Bien.
Elle s’est bien passée, très bien passée, ai-je finalement décidé de répondre.
Parce que j’ai repensé à E., qui est entré dans la classe en chantant.
Parce que j’ai vu le sourire de S., quand elle a réussi à lire deux phrases d’affilée sans même hésiter.
Est-ce que je t’ai raconté que M. faisait des progrès incroyables, un mois seulement après son arrivée en France ? Est-ce que je t’ai dit qu’il comptait dans notre langue jusqu’à trente, qu’il reconnaissait toutes les lettres et savait les nommer ?
J’ai parlé de ce cahier d’évaluation, qu’Y. a réclamé, alors qu’on avait terminé de le compléter.
J’ai raconté le fou-rire pendant ma pause déjeuner, la mouche que j’avais trouvé dans ma tasse de thé. Et puis j’ai fermé les yeux et je suis revenue sur le trottoir de l’école, ce soir. J’ai détourné mes yeux de cet homme qui attendait et me suis tournée vers la maman de L., qui m’interpellait. Elle avait les bras chargés de sacs desquels je voyais dépasser des tee-shirts, des pulls et des bonnets. Je l’ai accompagnée quelques mètres pour que ce soit elle qui les donne directement à I., R, sa petite sœur et leur papa. Dans une langue que personne n’a eu besoin de traduire, cet homme venu de si loin pour trouver la paix a parlé vite et longuement. Il a posé la main sur son cœur et l’a remerciée.
C’est cette image là que j’ai décidé de garder.
Pour pouvoir recommencer.
Qu’il soit geste, ou sourire ou pensée :
Un seul mot, usé, mais qui brille comme une vieille pièce de monnaie : merci !
– Pablo Neruda
Continue à recommencer Anouk …oui, CONTINUE sans cesse !!!
@t… alain