Fendre l’armure, nous laisser entrer.

Et si tu me disais, maintenant, G. ?
Et si tu m’expliquais, par où il faut passer?
Si tu me guidais, si tu me laissais entrer ?
Si tu nous donnais la possibilité de t’aider, juste un peu ?

Ce matin -là, quand elle a poussé pour la première fois la porte de ma classe, elle avait les bras chargés. Sans mot dire, sur mon bureau elle a tout déposé. “Ces trucs-là, je n’en veux plus, tu m’en donnes d’autres, maîtresse”. Je lui ai fait signe d’aller s’asseoir, avec les autres.
Un peu plus tard, j’ai feuilleté les cahiers que l’autre maîtresse avait corrigés, annotés. J’ai lu les nombreuses lignes rouges sur le carnet, celles qui disaient que G. avait encore frappé une camarade, qu’une fois de plus, elle n’avait rien écouté.

Rester assise, tu ne sais pas le faire et ce n’est pas grave.
Être silencieuse te coûte beaucoup trop, alors on s’en accommode, comme on peut.
Écouter une consigne jusqu’au bout est au-dessus de tes envies, alors je viens te l’expliquer plus près.

Tout ça, ce n’est rien G.
Tout ça, ça viendra, j’en suis sûre.
Quand tu auras compris pourquoi tu es là.
Quand tu sauras précisément à quoi je suis censée te servir, ce que j’attends de toi.

Une semaine après son arrivée, G. a bien voulu faire l’exercice que je lui ai proposé. Alors, comme les autres, elle fait la queue derrière mon bureau. J’ai le nez plongé sur la feuille de A., j’essaie de lui expliquer ses erreurs et lui demande de réessayer. C’est là que Y. se met à crier. Dans la file, G. vient juste de la pincer. “Elle m’a doublée maîtresse, alors je l’ai pincée”. Les yeux de Y. Sont mouillés, ceux de G. sont noirs, si noirs. Elle s’excuse du bout des lèvres, comme pour juste me faire plaisir et pouvoir passer à autre chose.

Impossible de savoir ce que cache ce regard si sombre.
Difficile de comprendre ce que veulent dire ces mots qui mélangent tout, cette bouche qui ne cesse de mentir.

Au bout de quelques semaines, j’ai reçu Maman, et celui que tu appelles Papa. Ils m’ont parlé de l’autre, de celui qu’on doit appeler “le vrai”, des coups qu’il a portés, de la violence dans laquelle il t’a fait grandir, des décisions du juge qui lui interdisent de t’approcher. Ils m’ont parlé de toi aussi, G., de tes mensonges, de tes crises de colère, de la vie si dure que tu leur fais mener, de leur impuissance à t’aider, des médicaments que le pédo-psychiatre te demande de prendre, sans oublier.

Tout ça, c’est beaucoup G.
Tout ça, tu devras le porter toute ta vie, toute seule.
Et si tu acceptais d’en laisser un peu, là, sur le côté ?

Bientôt, peut-être, il y aura quelqu’un avec toi en classe. Quelqu’un d’autre que moi. Quelqu’un qui sera là pour te redire les consignes, pour t’aider à te concentrer, à te recentrer. Pour que tu brises peu à peu cette côte de mailles dont tu as décidé de t’armer. Celle avec laquelle tu nous fais croire que tu ne sais pas ce que fais un p à côté d’un a, ni comment se lit ce nombre qui a trois dizaines et deux unités. Moi, je sais que tu le sais. Et je sais aussi que tu as le droit de le garder secret. Mais je ne veux pas pour autant te laisser tout gâcher.

G. ment.
Beaucoup.
Tout le temps.
Et G. finit par croire à ses mensonges.
Elle dit à Maman qu’un enfant lui a demandé de mettre les pieds dans les toilettes.
Elle dit à Maman qu’un autre lui a donné une gifle, que celui-là l’a griffé.
Elle raconte à Maman que les autres la frappent et l’insultent, tous les jours.
Elle raconte à Maman que quand elle en parle à sa maîtresse, elle ne réagit pas.
Maman lui demande de jurer, s’inquiète, s’agace et finit par s’énerver.
Son enfant n’est pas en sécurité, elle exige que les coupables soient retrouvés.
Les coupables n’existent pas et G. le sait.
Prise sur le fait, G. avoue qu’elle a menti et repart en sautillant pour aller jouer.
Maman pleure dans mes bras, s’excuse, elle est sincèrement désolée.
Celui que G. appelle Papa est parti, il n’a plus supporté.

Et si tu nous disais, maintenant G. ?
Dis nous, comment on fait ?

Une réflexion sur « Fendre l’armure, nous laisser entrer. »

  1. Je crois que c’est ça que j’aime le plus dans tes chroniques Anouk …
    Les questions que tu t’y poses …mais surtout les réponses positives que tu t’y apportes:

    – Et si tu nous disais, maintenant G. ?
    Dis nous, comment on fait ?
    […]

    – Tout ça, ça viendra, j’en suis sûre.
    Quand tu auras compris pourquoi je suis là.
    Quand tu sauras précisément à quoi je vais te servir, ce que tu attends de moi….

    @t… alain

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