« Je ne construis pas, je tue. »

Du haut de sa fenêtre, au 3ème étage, elle a sorti sa tête, puis ses mains. Une cigarette dans la droite, elle m’a d’abord regardée intensément. Je sentais qu’elle essayait de se souvenir, que ce visage remontait à bien trop loin. Puis elle a secoué la tête, de gauche à droite pour me faire signe que non, son fils ne reviendrait pas. Je lui ai proposé de descendre, pour que nous puissions discuter, lui ai montré mon masque et reculé d’un mètre pour qu’elle comprenne qu’il n’y avait pas de risque à venir parler avec moi. Elle a refusé.

Chaque semaine, nous avons préparé des petits dossiers. Des exercices, quelques jeux. Elle n’est jamais venue les chercher. Nous savions J. fragile, ses compétences en lecture bien trop bancales et son intérêt pour les nombres encore trop limité. Comme pour d’autres, nous nous sommes inquiétés. Le téléphone sonnait dans le vide, les SMS restaient lettres mortes. Alors j’y suis retournée. J’ai sonné, insisté.

Il ne veut pas.
Il a peur.
Il refuse de sortir de la maison, même pour aller promener les chiens.
C’est lui qui dit non, pas nous.
Faites le descendre, nous allons lui parler.

J. est venu devant l’école, une fois les copains partis.
J’ai vu ce pantalon qui lui serrait les hanches.
Ses bras bien trop comprimés dans ce tee-shirt qui remontait sur son nombril.
Et puis ses yeux. Qui ne regardent jamais au même endroit. Ils ne fuient pas, ils se carapatent carrément et ne sont jamais vraiment là.

Maman lui a demandé s’il voulait y retourner. Il a dit non, jamais.

Qu’est-ce que tu fais de tes journées, J. ?
Je joue.
A quoi ?
A la console.
Toute la journée ?
Non, dit Maman.
Si, corrige J.
A quel jeu est-ce que tu joues ?
A Fortnite, dit J., fier. Dans deux jours, il y a un nouveau niveau, je sens que je vais le réussir lui aussi.
Maman reprend la parole. Mais il construit aussi dans ce jeu, c’est pédagogique.
J. la coupe. Non, je ne construis pas Maman, je tue.

J. est revenu en classe.
Ses yeux continuent de prendre la tangente dès que possible.
Ses mains ne savent plus bien comment tenir un crayon.
Quand je lui donne des jetons avec des lettres et lui demande de les nommer, il écarte les mains et dit qu’il ne sait pas. Je le corrige et lui dit qu’il ne sait plus, mais que ça reviendra.

Dans la cour, J. erre.
Les autres lui tendent des craies, il les jette à terre.
Les copains lui proposent de jouer, il en est incapable.
Ça aussi, ça reviendra.

Tôt ou (trop) tard.

6 réflexions sur « « Je ne construis pas, je tue. » »

  1. Il sera toujours trop tard pour certains Anouk !! on ne peut pas réussir avec tous mais le fait qu’il soit revenu en classe est très positif malgré tout, et forcément en lien avec votre visite ce qui prouve que la maman a quand même conscience de l’importance de l’école ?Il faut du temps vous le savez bien. Courage.

  2. Témoignage bouleversant comme chaque fois, surtout quand on n’est pas confrontés à ce genre de situation. Cela ouvre les yeux sur une autre réalité…
    Bon courage à vous

  3. Bonjour,
    j’ai lu le témoignage sur 20 minutes puis me suis dirigée ici.
    En lisant ce texte bien écrit, je suis restée bien en peine. Avez-vous connaissance de l’article 40 du code de procédure pénale ?
    L’article 40 du code de procédure pénale impose l’obligation, « pour toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire, dans l’exercice de leurs fonctions », de signaler des crimes ou délits dont il a connaissance. La maltraitantes, voire la négligence peuvent entrer ici dans ce cadre.
    Avez-vous pensé, Anouk F., avec cette plume, à rédiger un signalement ?

    1. Bonsoir Hélène, merci pour votre commentaire. Des signalements (au pluriel) ont été faits à plusieurs reprises au sujet de cette famille. Un accompagnement psychologique et social ont également été proposés. Je serais tentée d’ajouter « évidemment », mais vous avez raison, ce n’est malheureusement pas une évidence pour beaucoup.

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