Ces enfants-là

Dans ma REPpublique, les êtres naissent libres et égaux en droits. Pour de vrai, cette fois.

La première fois que K. est arrivée près de ma classe, elle avait l’air de s’excuser d’être là. Sa maman était à côté. Comme elle n’avait sur elle ni cartable, ni trousse, je leur ai dit de rentrer chez elles, que K. ferait sa rentrée le lendemain.

K. s’est un peu éloignée et puis Maman m’a dit :
« Elle est timide, c’est pour ça.
– Oui, je vois ça, ne vous inquiétez pas, ça va aller.
-Oui, bon bah en plus, comment dire, elle ne sait pas trop faire.
-Elle ne sait pas trop faire quoi ?
-Rien, elle ne sait rien faire. Elle ne sait pas lire, juste elle écrit son prénom, tu vois. »

Je ne vois pas non. Enfin pas encore très bien.
Quand j’ai appelé son ancienne école, dans un autre département, le directeur, qui était aussi apparemment son maître a eu très exactement ces mots :
« Ah, vous savez, ces enfants-là, bon, ils viennent pas à l’école souvent alors bon, on fait ce qu’on peut quoi.
– Ce qu’on peut, c’est à dire ? Avez-vous un bulletin ? Pouvez-vous me dire quel est son niveau, précisément ?
– Bah, je vous dis, ces enfants-là, quoi, vous les connaissez. »

Non, Monsieur, je ne connais pas « ces enfants-là ». Je connais des enfants, toutes sortes d’enfants, tous différents, tous uniques. Je ne connais pas non plus « ces familles-là », ni « ces mamans-là ».

K. est arrivée le lendemain. Grande, un peu ronde. Souriante. Serviable. Discrète.
Je prends un peu de temps avec elle.
Elle ne connaît pas le nom des lettres.
Elle ne reconnaît pas les chiffres.
Elle ne sait pas compter.
Elle ne sait évidemment pas lire, non plus.

K. est arrivée jusqu’au CE2 sans connaître les lettres, ni les chiffres. Juste parce que vous savez, « ces enfants-là ».

Je lui prépare un classeur. Des lignes d’écriture, des touts petits calculs avec des formes à entourer, des dessins aussi, pour ne pas trop la charger.

Ce soir, la psychologue scolaire est entrée dans ma classe.
Elle sortait d’un rendez-vous avec la maman de K.
Pendant ce rendez-vous, la psychologue lui a expliqué que sa fille était en fait déficiente, que l’école, la classe, n’était pas adaptée pour elle, qu’il fallait l’orienter vers une classe spécialisée, si elle était d’accord.
Cette « maman-là » a accepté.

Entre, pose ton chagrin ici et avance.

Dans ma REPpublique à moi, il faudrait un grand sac, près du portail. Certains enfants pourraient, en arrivant, y déposer leurs chagrins. Et puis, comme par magie, ce grand sac disparaîtrait.

Des mois que ça dure. Depuis la rentrée quasiment. Une semaine sur deux, l’un ou l’autre est absent le vendredi. Le grand frère K., une fois. Le petit frère S., la fois d’après. La toute petite sœur, H., n’y va pas, pas pour l’instant.

La maman court partout, épuisée, seule. Elle s’excuse, ne viendra pas à la réunion de classe.
Elle s’excuse encore, ne viendra pas au rendez-vous individuel pour la remise de bulletin.
Pas le temps, toute seule, trop dur.

Devant le portail, elle est à l’écart, fait un signe de loin pour que K. et S. viennent la rejoindre. H. est dans ses bras. Elle a l’air fatiguée, dépassée.

Un vendredi sur deux, elle prend sa voiture, fait 400 kilomètres aller. La même chose au retour. A l’arrière, il y a K. une fois, S. la fois d’après.

Ils se garent sur ce parking qu’on imagine grand, mais triste, terriblement triste.

Ils entrent, montrent des papiers. Carte d’identité, autorisation. Fouille. Portails de détection de métaux.

Ils s’installent. Dans cette petite pièce que j’imagine grise, triste. Sur ces chaises que j’imagine vieilles, sales, rouillées.

Il arrive. Encadré de deux hommes, parfois trois. Des gardiens.

Papa.

Il s’assoit, prend K., ou S. dans ses bras. Ils parlent. De quoi, je ne sais pas.
Ce que fait Maman pendant ce temps, je ne sais pas non plus.
Elle écoute, elle raconte l’école, la vie, dehors. Sûrement.
Elle lui fait peut-être croire que tout va bien, qu’elle gère, qu’elle assure.
Ou pas.

Le lundi, un lundi sur deux. K. ou S. reviennent à l’école. Tristes, renfrognés, fatigués.

« Combien de temps ca va encore durer ? A t-on osé demander l’autre soir, à l’abri des regards et des oreilles.
– Longtemps.
– Mais, pardon, mais, il n’a pas tué quelqu’un quand même ?, a lancé, comme ça, L., la maîtresse de K.
– Si, deux personnes, en voiture. »

Si loin, et pourtant si près.

Dans ma REPpublique à moi, il y a des arrivées inattendues. Des bruits venus de si loin qui sont tout à coup tout près, là, chez nous. Alors on accueille, on écoute, on accompagne, comme on peut.

Je ne sais pas combien de temps ni combien de fois j’ai regardé ces quatre lettres sur la fiche de renseignements. Il n’était pas encore arrivé. Demain, m’a dit la directrice. En attendant, je me suis posée un demi-million de questions, le trajet qu’il avait fait, ce qu’il avait vécu, depuis les quatre lettres inscrites là, dans la case « ville de naissance ».

Homs, Syrie. Année de naissance : 2006.
« Ecole, moi ? Non, un, juste un » Une année d’école donc.
« Après, école, boum.. Walou ». Plus rien.

A. connaît quelques mots de français. A. en connaîtra bientôt beaucoup, beaucoup d’autres, parce qu’il a envie d’apprendre. Non, il n’a pas juste envie, il est impatient d’apprendre, il trépigne. Il râle même, quand j’envoie d’autres élèves de la classe au tableau poser des opérations.
« Maîtresse, moi !
– Pas maintenant A., il faut que tu apprennes encore un peu, que je te montre comment on pose des additions, les retenues, tout ça. Bientôt.
– Bientôt, oui, bientôt ».

Ses yeux pétillent, en redemandent. Je me sens un peu impuissante, pour l’instant. J’ai peu de temps pour lui, tout seul. Il passe beaucoup de temps avec O., la maîtresse qui s’occupe des enfants allophones mais il en passe aussi avec moi. Pour faire partie de la classe, du groupe, pour entendre le français, baigner dans la langue, dans nos habitudes de classes, dans notre petite vie. Pour faire connaissance.

Il a envie de parler A., mais il n’y arrive pas forcément avec des mots, alors il fait des gestes. En souriant, tout le temps, malicieusement. Quand on est arrivés au parc, dans l’après-midi, un avion est passé au-dessus de nos têtes. Les autres enfants ont levé la tête et l’ont montré, amusés. Lui aussi l’a regardé, puis il m’a tiré le bras. Il a parlé vite, je n’ai pas compris. Alors il a mimé. Avec des gestes, avec du bruit. L’avion, le bruit des bombes, de grands gestes des bras pour me raconter les ruines, les blessés. Il a continué, se disant que cette fois, je comprenais peut-être, avec des mots, et des gestes, encore. Le bruit des bombes, des rafales et, plusieurs fois « Souria », ou encore « Bachar », les sourcils froncés.

Sur le chemin du retour, A. s’est assis dans le bus près de R.. R. parle un peu arabe, pas tout à fait le même que lui, mais ils arrivent à se comprendre. Je suis assise juste à côté d’eux. Ils rigolent. A. montre à R. comment faire le bruit du pet en mettant sa main sous son aisselle. R. est plié de rire. Je cesse quelques minutes de les observer et quand mon attention revient vers eux, A. fait les mêmes gestes que ceux qu’il a fait devant moi tout à l’heure, au parc. Les mêmes gestes et les mêmes bruits. Les bombes, les rafales. « Walou ». R. écoute, à la fois impressionné et effrayé.

Je leur ai déjà parlé de la Syrie, de la guerre, des morts, des blessés, des migrants, de Bachar. Ils avaient posé beaucoup de questions, ce jour-là, je m’en souviens, mais sans doute, comme nous, avaient-ils pensé que c’était loin, très loin d’eux. Aujourd’hui, c’est là, tout près, c’est A. Ils ont pourtant été très pudiques, très respectueux quand je leur ai dit d’où venait A., n’ont pas posé de question. Mais ce soir, j’ai l’impression que A., lui a envie, a besoin d’en parler.

L. est une AVS de l’école. Elle s’occupe d’un enfant d’une autre classe. Elle parle arabe alors je lui demande de venir dans ma classe et de parler avec A., de lui demander s’il souhaiterait discuter avec le reste de la classe, s’il accepterait que ses camarades lui posent des questions sur la Syrie, sur ce qu’il a vécu. A. sourit, applaudit, il est d’accord, il en a envie, très envie. L. reste quelques minutes pour traduire les questions, puis les réponses de A.

« Est-ce que tu es déjà allé à l’école ?
– Oui. Un an, puis mon école a été détruite. Plus personne n’allait à l’école.
– Est-ce que tu connais le Président de la Syrie, et qu’est-ce que tu en penses ?
– Bachar, oui, je ne l’aime pas, non. C’est à cause de lui que je suis parti de Syrie, je ne voulais pas partir, c’est mon pays, je l’aime mon pays. »

Silence. Je demande à L. de s’assurer qu’il a encore envie de parler, s’il veut qu’on arrête, qu’on parle d’autre chose. Il sourit, veut continuer.

« Est-ce que des membres de ta famille sont morts ? »

On se regarde quelques secondes avec L., A. trépigne, veut savoir ce qu’on lui a demandé, tout de suite. Je fais signe à L. de traduire.

La réponse de A. est longue. Il parle vite, fait beaucoup de gestes. A un moment, il passe sa main sous sa gorge, avec un geste bref. Puis un autre avec le bras qui descend du ciel et tombe sur sa jambe. L. me regarde, désemparée.

«Tu n’es pas obligée de tout traduire. Ne traduis que ce qu’ils peuvent entendre, je te fais confiance.
– D’accord. Il vaut mieux. Alors la réponse est oui, il a perdu des membres de sa famille. Le cousin de sa mère et son grand-père.»

Cette fois, A. veut arrêter. Beaucoup d’enfants ont le bras levé, pour lui poser des questions. Je leur explique que ce qu’a vécu A. est difficile ; qu’il faut lui laisser un peu de temps, qu’il n’a plus envie de parler, là maintenant.

Je demande à L. de lui traduire quelques mots, de la part de toute la classe.

« A., merci de nous avoir parlé. Nous, on voulait te dire qu’on était tous très heureux que tu sois là aujourd’hui, qu’on était très fier de t’accueillir ici et qu’on allait tous t’aider à apprendre notre langue au plus vite.
– (en Français) Merci maîtresse, merci. »

Puis il s’approche de L., lui dit quelque chose à l’oreille. L. éclate de rire et se retourne vers moi.

« Il demande s’il peut avoir des cahiers, comme ceux des autres, avec toutes les opérations ».

Quand l’histoire se répète…

Dans ma REPpublique à moi, on sèche aussi des larmes. Et pas seulement celles des enfants.

Y. est revenu. Avec ses frères. Avec sa mère. Il va bien. Mieux, j’ai l’impression. Il a pris du retard et ça a l’air de l’embêter, un peu. Il est venu me voir, en fin de journée. En fin de journée parce qu’il m’a cherchée du regard, jusque là, comme si il voulait être sûr que c’était bien moi, comme s’il lui fallait un peu de temps pour remettre les choses à leur place, dont la maîtresse, dans cette classe.

« Maman, elle t’a dit, pour mon beau-père ?
– Oui, Y., elle est venue me parler. Je suis au courant. »

La maman de Y. m’attendait devant le portail, à 11h45. Je l’ai fait monter dans une salle, à l’abri des regards. Elle avait déjà les yeux mouillés. Elle m’a demandé l’autorisation d’enlever son voile. Elle a d’abord pleuré, comme ça, sans rien dire. Pourtant, ne rien dire, ça ne lui ressemble pas, à la maman de Y., elle parle souvent, beaucoup, et assez fort. Mais là, elle pleure.

Je la laisse pleurer, la regarde, attend. Et puis je parle. J’explique que j’ai eu peur pour Y., que quand il m’a raconté que « Papa » l’avait frappé, il fallait que je réagisse, et vite. Que je comptais lui en parler, mais qu’elle n’est pas venue au rendez-vous, qu’elle a fui et que je n’ai pas eu le choix. Elle m’écoute, me remercie.

« Il me frappait moi, mais je ne savais pas qu’il frappait les enfants. Pour moi, c’était trop, j’ai préféré partir, les mettre à l’abri, pour qu’il ne me trouve pas. J’ai porté plainte, regardez, je ne mens pas, regardez. »

Elle montre ses papiers, comme si elle devait me prouver quelque chose, à moi. Et puis elle raconte. Un mariage « forcé » à la mosquée, après deux semaines de fréquentation. La clé qu’il fermait et qu’il emportait avec lui quand il partait et qu’elle restait, seule, à la maison. Les coups.

L’histoire qui recommence.

« Le père de mes enfants, il faisait ça, tout le temps. Cinq fois je suis allée accoucher seule, madame, seule, en bus, je vous jure madame. Et quand je rentrais, le bébé sous le bras, il me frappait. »

Alors un jour, elle a fui. Elle a pris ses enfants, elle est montée dans un train et elle est allée le plus loin possible. Et l’histoire a recommencé ici, quelques années plus tard, avec un autre.

« Vous auriez dû nous appeler, nous dire où vous alliez, ce qui se passait.
– Je vais avoir des problèmes madame ? Ils vont prendre mes enfants ?
– Je ne sais pas. Mais il faut répondre aux convocations, il faut dire la vérité.
– Oui, je vais tout dire, je vais montrer mes bleus, je vais protéger mes enfants. Je vais faire annuler le mariage, mais j’ai peur qu’il revienne, j’ai peur madame.»

Elle remet son voile, se rhabille. Je la raccompagne jusqu’au portail. Elle me serre la main, puis m’aggrippe, me serre contre elle, m’embrasse.

« C’est mieux, comme ça non  Y. qu’est-ce que tu en penses ?
– Oui.. Il ne reviendra plus, maitresse ?
– Non, il ne reviendra plus, c’est grâce à toi. Tu as bien fait de nous parler, c’était très courageux de ta part. Tu peux être fier de toi. En tous cas, moi je suis fière de toi.»

L’enfant sauvage

Dans ma REPpublique à moi, il y a des enfants qui ont, parfois, un sac à dos un peu trop lourd à porter. Alors on le porte, un peu, avec eux.

C’était au mois de Novembre. Elle était pieds nus. Elle n’avait pas de manteau. Elle était seule. Elle jouait, elle marchait, elle jouait, elle passait, elle repassait. Pas très bien coiffée. Très mal habillée. Des guenilles, je me souviens que c’est comme ça que mon collègue a décrit ses vêtements. « L’enfant sauvage », a-t-il a répondu quand je lui ai demandé de qui il parlait. Cela faisait trois jours qu’il la croisait, là, sur la place derrière l’école. A toute heure, toujours seule, toujours en guenilles. On n’a pas eu le temps de signaler quoique ce soit à la police, c’est elle qui nous a appelés. La gendarmerie, plus précisément. Une petite fille va bientôt venir s’inscrire chez vous, elle est déscolarisée depuis quelques mois, on suit sa maman.

Elles sont venues quelques jours plus tard. Avec des chaussures, cette fois. Des bottes même pour la maman. Des santiags qui font beaucoup de bruit quand elle marche. Sur le côté de la botte, à peine caché à l’intérieur, on aperçoit un petit objet attaché à sa cheville. C’est peut-être ça qui l’empêche de marcher vraiment droit. Ça ou autre chose. Il y a un homme avec eux. Et un petit garçon, dans une poussette. L’enfant sauvage regarde ses pieds, peut-être l’effet-chaussures. Elle regarde parfois la directrice aussi, mais vite fait. Puis elle regarde sa maman sortir péniblement de son sac les papiers dont on a besoin pour l’inscrire. Fiche de la mairie, carnet de santé, livret de famille. Nombre de frères et sœurs ? Un, il est là. Je vois inscrit sept enfants sur le livret de famille. Ah, oui mais non, c’est pas les miens, enfin c’est plus les miens, ils sont placés.

S. est arrivée dans ma classe. Avec sa bouille un peu crade, ses ongles longs remplis de terre, ses cheveux dans les yeux.
Pas facile de rester assise sur sa chaise.
Pas facile d’accepter le regard des autres.
Tu me les donnes ces cahiers, maîtresse ? Faut pas que maman elle paie ?.
Écris sur les lignes, S., non, plus petit.
Essaie de t’asseoir correctement, S.
Non, S., si tu as quelque chose à dire, lève le doigt.

« Maîtresse, !!! S., elle nous a tapés et insultés aussi….
– Oui, c’est parce qu’ils ont dit que ma mère elle était droguée. »

Jamais absente, jamais à l’heure. Elle lit. Elle écrit, pas très droit, mais elle écrit. Elle compte, elle calcule. Elle participe. Elle bouge. Elle tire la langue. Elle jette des objets sur les autres. Elle me regarde, beaucoup, tout le temps. Elle fait les exercices, enfin le premier. Pas les autres. De toutes façons, il n’y a plus de place sur la feuille et puis, un exercice, ça suffit, einh maîtresse.

« Je suis officier de gendarmerie, je m’occupe du suivi de contrôle judiciaire de Mme… vous êtes la maîtresse de la petite ? Est-ce qu’elle vient à l’école, est-ce que tout se passe bien ?
– Oui, tout va bien, elle est là, elle essaie, elle va y arriver, on s’en occupe. »

La réunion avec les parents de la classe est prévue dans trois jours. Je mets un mot dans le carnet de liaison et puis j’en parle à la sortie de l’école. La maman de S. ne viendra pas.
« Je ne peux pas. En fait, vous savez, je n’ai le droit de sortir qu’à certaines heures, sinon le truc là dans ma chaussure, il sonne et puis ils viennent me chercher.
– Vous voulez que je demande une autorisation spéciale au juge ? Je peux le faire.
– Non, vous me raconterez. »

La Voix d’Or de l’Afrique, un album pour enfants qui raconte l’histoire de Salif Keïta, sa maladie, sa différence, son combat solitaire pour devenir ce qu’il est aujourd’hui, contre la rigidité de certaines traditions, les préjugés. Les images sont belles, les textes chantent. Quand la classe est agitée, je n’ai qu’à lancer la chanson « La différence » et ils reprennent tous en choeur : «C’est la différence qui est jolie… ». S. a très vite appris les paroles. Elle ne chante pas, elle murmure, les yeux dans le vague.

« Pourquoi est-ce que Salif s’enfuit de chez ses parents ?
– Pour faire de la musique, pour chanter.
– Parce que son papa le met dehors.
– Parce qu’il ne sait pas où aller.
– Parce qu’il ne veut plus qu’on le rejette.
– Parce qu’il veut être libre, maîtresse !
S. a crié. Elle est debout.
– Oui S., qu’est-ce que ça veut dire être libre ?
– Faire ce qu’on veut, aller où on veut, ne pas aller en prison… »

Ça y est , elle a des amies. Elle joue, elle parvient à rester assise plus de 5 minutes, pas 10 non plus, mais au moins 6. Elle écrit un peu moins gros. Elle jette un peu moins d’objets. Elle n’insulte presque plus. Elle fait deux exercices sans remplir la feuille. On avance, doucement, mais ensemble. Elle me regarde toujours, beaucoup, tout le temps.

Retour de vacances d’hiver. S. n’est pas là. C’est sa première absence depuis qu’elle est dans ma classe. J’en parle à la directrice. On se dit qu’on attendra demain. Le lendemain, S. est là. Elle est coiffée. Elle a des chaussures qui brillent, un vrai manteau et il y a deux adultes autour d’elle. Elle regarde par terre. On peut vous parler ? Va dans la cour S..
Éducateurs. Foyer. Maman incarcérée. Contrôle judiciaire violé. Enfants placés. Foyer loin de l’école. On ne peut pas la laisser ici. Si. Non. Si, il faut. Non, on ne peut pas, c’est trop loin du foyer. Quelques semaines, quelques jours. D’accord.
Maîtresse, je ne veux pas changer d’école, je veux rester avec toi, ici. On va essayer S., on va voir. Travaille, ne t’occupe pas de ça.

« Tu peux emmener tous les cahiers S., je te les donne, tu les montreras à ta nouvelle maîtresse pour qu’elle voit tout ce que tu sais faire. Je l’ai eue au téléphone, elle va t’apprendre plein de choses elle aussi, tu verras.
Elle fouille dans sa poche, en sort une poignée de bonbons, tous différents.
– Je les ai piqués un peu partout dans le foyer, mais je n’en ai trouvé que 22, on est 25, comment je fais ? »

J’ai croisé sa maman quelques semaines plus tard. Seule, toujours avec ses santiags. Au coin d’une rue, tôt le matin. Elle est venue me voir, s’est excusée, m’a dit qu’elle attendait un ami qui devait l’emmener voir S. au foyer, avant qu’elle ne parte à l’école. Je vais la récupérer, le juge il a dit un an, après je vais la récupérer.

Un an a passé. Elle n’a pas récupéré sa fille. Ni son fils. La maman de S. est morte. La rumeur est arrivée jusqu’à nous. Personne n’a pu nous dire quand, comment, ni pourquoi. Personne ne peut me dire où est S. aujourd’hui, comment elle va, est-ce qu’elle est heureuse dans son école. Je ne suis pas enquêtrice, je ne suis pas gendarme, je ne suis pas juge, je suis enseignante. C’est tout.

Anouk F