Comme les autres.

Il attendait dans le bureau. Il regardait sa mère essayer de se faire comprendre, remplir les papiers, expliquer sa situation, bredouiller en anglais et les adultes en face d’elle essayer de lui répondre.
Il observait tout ça et avait un air impatient.

C’est la première chose que j’ai vue quand je suis entrée.J’ai tendu la main vers lui d’abord, il me l’a attrapée, a mis quelques secondes pour la lâcher.

« Je suis ta maîtresse, comment est-ce que tu t’appelles ? »

M. a tourné la tête vers sa maman, à qui j’ai traduit ma phrase en anglais. Elle a joué l’interprète et M. s’est tout de suite mis à secouer ses bras et il a répété, plusieurs fois, après moi, « maîtresse, maîtresse ».
J’ai eu l’impression que je faisais peut-être un peu partie de ce qu’il était en train d’attendre.

Maman veut m’expliquer.
La Tchétchénie, les violences, le départ.
Son anglais est bon, bien meilleur que le mien.
Je l’écoute.
M. cherche mon regard, c’est à lui qu’il voudrait que je parle.

Elle se tourne vers lui.
Elle me montre ses jambes qui ne répondent pas.
Cette poussette qui fait office de fauteuil.
Moi je vois surtout ses yeux qui ne veulent plus attendre.

Les autres enfants sont dans la cour quand nous entrons dans la classe.
Les murs sont verts.
Ce vert-grenouille qui m’agresse chaque matin fait sursauter M. de bonheur.
Un vrai spectacle de lumières, sans le son, pour l’instant.
Ça aussi, ça faisait surement partie de ce qu’il était en train d’attendre, tout à l’heure, dans le bureau.

Il regarde les affiches sur les murs, le tableau, le banc, les livres.
Sa maman approche la poussette et M. gesticule tout à coup.
Il tend les bras vers moi, il veut que je le porte, que je le pose sur une chaise.
Maman m’y autorise.
Une fois assis, attablé juste en face du tableau, M. sourit encore.
Je le vois respirer profondément, exactement comme on fait lorsqu’on y est enfin arrivés, qu’on y a tant pensé, quand ça ressemble précisément à ce qu’on espérait.

Il est arrivé et n’a pas l’intention de repartir.
M. réclame un stylo, une feuille, pousse sa maman du regard pour qu’elle s’en aille.
Pas aujourd’hui M., tu reviendras lundi, puis tous les jours suivants.

Le matin, quand tu arriveras en classe, j’appellerai ton nom et tu apprendras à répondre « présent ».
Comme les autres.
Ensuite, tu t’installeras devant cette table, ou une autre, je te donnerai une ardoise et tu apprendras à tenir ton crayon, et peut-être même un jour à écrire.
Comme les autres.

Les autres, justement, regarde, ils sont là, ils sont revenus.
Ils s’attroupent autour de toi, de ta poussette.
Leurs yeux sont tout ronds, ils me posent des questions, plein de questions.
Ils te sourient, tu prends leurs mains.
Maman est encore là, je la sens tellement heureuse de te voir là, avec eux.

Te voilà qui pleure, quand Maman te réinstalle dans ta poussette.
Te voilà qui crie aussi, qui remue.
Maman s’excuse, me demande comment je vais faire, si ça va aller, ses mots se bousculent, son inquiétude monte déjà un peu.

Ne vous excusez de rien.
Ne vous inquiétez pas, pas trop.
Comment on va faire ?
On va faire, c’est tout.
Parce que M., il est arrivé.
Parce que c’est là qu’il veut être.

Comme les autres.