De la chance qu’on lui a donnée.

C’est une lionne. Une tigresse.

Elle n’en a pas l’air. Mais la chanson arrive.

On dirait qu’elle s’excuse. Il n’en est rien. Quand elle noue ses mains et semble ne prononcer les mots que pour la table qu’elle fixe avec les yeux, il n’y a ni peur, ni timidité. Juste de l’envie. De réussir, de se prouver à elle-même et à personne d’autre qu’elle le peut.

Quand les autres parlent fort pour combler la gêne de s’exprimer dans cette langue qu’ils n’ont pas choisie, quand F. fait chanter les mots à la sauce italienne, quand I. ne comprend pas pourquoi notre “e” ne donne pas de “é”, elle se tait. Elle écoute. S’imprègne. Observe. Puis essaie. Elle prend à son tour la parole et le silence s’installe. Chaque syllabe, chaque son, chaque mot est une perle qu’elle protège avant de la laisser sortir de sa bouche. Il y a du respect, de la déférence même dans ses phrases. Précieuses, rigoureuses. Dans son regard, de la détermination.

N. s’accroche, ne lâche rien, rattrape cette branche, trouve une bouée et remonte à la surface. Là voilà qui nage désormais. Les mouvements se coordonnent. Dans sa classe, au milieu de tous ces enfants qui sont nés dans notre langue, elle les voit, là, tout près. Elle les entend. Les observe. S’imprègne. Et avance. Dompte les nombres, les calculs, les droites parallèles et celles qui ne le sont pas vraiment. Manipule désormais nos lettres comme les touches sacrées d’un piano. Elle aimerait conjuguer, trouver des circonstances, qu’elles soient de lieu ou d’autre chose. Elle essaie de se souvenir de Clovis, Charlemagne et des autres Louis. Alors on la regarde, on la sollicite, puis on la laisse finalement marcher, seule, dans la cour, en attendant cette sonnerie qui lui donnera le droit de retourner apprendre.

Eux qui ne savent rien de la montagne dont elle est descendue, de la mer qu’elle a enjambée, de ses parents qui parlent une langue que même là-bas, peu de gens comprenaient. De sa mère qui n’a pas eu le droit de s’exprimer, quand l’école les a invités. De la chance qu’on lui a donnée et dont elle a décidé de prendre soin comme d’un trésor, de l’aiguiser silencieusement comme l’une des griffes qu’elle garde précieusement rétractées.

Une réflexion sur « De la chance qu’on lui a donnée. »

  1. Il m’aura fallu du temps pour penser ce billet.
    Comment l’aider, comment la maintenir dans sa fermeté, dans son chemin de savoirs ?
    Il faut l’aider à durer, à résister, à lutter (parce que les accrocs ne manqueront pas, dus au hasard parfois, à la malveillance aussi sans doute), à garder intacte l’idée de sa réussite et la perle qu’est sa volonté.

    De l’importance du réseau. Pas du RASED (pas seulement du RASED), mais du réseau, des réseaux, des toiles qui soutiennent au lieu d’emprisonner. Il sera sans doute intéressant de savoir ce qu’aura été son parcours dans dix ans, dans quinze ans.

    Le parcours de l’École, avec l’École, et ce qu’elle peut avoir de meilleur mais aussi peut-être, hélas, ce qu’elle peut avoir de pire.

    A suivre ?

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