Dis, est-ce que tu te souviens ?

Robert Doisneau – La dent – Photographie noir et blanc

Dis, toi, est-ce que tu te souviens ?
Est-ce que tu te rappelles de l’école, avant ?
Si, si, ferme les yeux et essaie un peu.

On voyait vos sourires, on voyait vos étreintes.
On acceptait vos bras qui se serraient contre nos genoux, parce qu’ils s’étaient moqués de toi, ou parce qu’elle ne voulait plus être ta copine, ou juste comme ça, parce que “t’es belle maîtresse”.
On vous regardait tirer la langue, la coincer entre vos dents quand le calcul était trop compliqué, ou la lettre trop difficile à enchaîner à la suivante.
On vous faisait un sourire, ou une grimace. On se servait déjà de nos yeux, mais ils accompagnaient le reste.
On vous emmenait nager, courir. On vous observait lutter, monter les uns sur les autres, pendant les séances d’acro-sport, tenir le tee-shirt du suivant puis le consoler, parce qu’il n’avait pas réussi, et lui promettre de l’aider, pour le tour suivant.

Dis, toi, est-ce qu’elle te manque, cette école – là ?
A moi, elle me manque, beaucoup.
Trop.

Cette école où on ne vit pas les uns à côté (mais pas trop) des autres, mais les uns avec les autres, et même les uns sur les autres, parfois.
Cette classe où on n’a peur de rien, même pas de s’asseoir tous collés sur le banc, de prendre discrètement la main de celui d’à côté, puis de l’enlever, les joues roses et le souvenir à jamais ancré.
Ce moment où tu as juste murmuré la bonne réponse mais que je l’ai entendue parce que je l’ai lue sur tes lèvres, alors je t’ai félicité.
Cette cour dans laquelle on n’a même pas peur d’aller jouer avec les plus grands de la classe d’à côté, ni avec les plus petits, parce qu’ils aiment bien que tu leur apprennes des choses.
Ces maîtresses qui se font la bise, se serrent parfois dans leur bras.

Ce lieu où on apprend, oui, mais ensemble, sans avoir peur, jamais, sans se dire que tu as peut-être en toi quelque chose qui va lui faire du mal, après, à elle, ou à quelqu’un avec lequel elle vit.
Cette école où on grandit sans angoisse, juste avec l’envie d’y être et d’y retourner encore.
Ce portail qui se ferme sur les inquiétudes qui n’ont pas le droit d’y entrer.

Alors dis-moi, tu t’en souviens, maintenant ?

Qu’est-ce que t’as sous ton grand chapeau ?

Je crois que tu ne mesures pas à quel point. Que même en essayant de toutes tes forces, tu ne peux pas te représenter.

Alors oui, tu me parleras des vacances, des mercredis, et tu auras raison.

Les vacances, en solo avec ta progéniture pendant que l’homme travaille, lui, à grosses suées.

Les mercredis dans ta voiture, les yeux rivés sur ta montre pour être sûre de ne pas rater la fin de la séance de natation, puis le début de celle de judo.

Mais je te comprends, notre sort est enviable. Nos journées de travail si courtes et nos récréations si fréquentes. Nos week-ends sur le canapé à ne plus y penser.

A ne surtout pas empêcher ton fils de détruire la boite à chaussures dans laquelle tu avais envisagé de ranger les cartes plastifiées que tu as mis tant de temps à découper, alors qu’il était minuit passé.

A ne pas te dire, en avançant sur ce chemin de randonnée, que des photos permettraient peut-être à tes élèves de travailler la géographie, les sciences et pourquoi pas la poésie.

A ne jamais attraper à la hâte ce bout de papier pour noter que ça y est, tu sais pourquoi E. n’y arrive pas et que c’est peut-être ça qui lui faudrait.

A oublier l’existence de la “To-do list” que tu as scotchée sur le frigo et que tu essaies sans beaucoup d’efficacité d’écrémer.

Ce que tu ne mesures pas, c’est tout le reste.

Savais-tu, par exemple, que pour que mes élèves étrangers essaient d’enregistrer un peu mieux les mots compliqués de cette partie l’Histoire de France que j’essaie de leur enseigner, je leur ai, ce matin même, fait écouter, une chanson d’Annie Cordy ? Chanson dont j’ai passé au préalable une demie-heure à recopier le texte, à fond dans mes oreillettes ?

Et comme nous faire du mal doit sans doute faire partie de notre métier, j’ai renouvelé l’expérience avec ma vieille amie Dorothée. J’ai eu beau lutter, essayer de faire fuir de mon esprit cette fausse bonne idée, sa chanson avec les chaussettes était ce qu’il y avait de plus parfait pour les aider à assimiler le lexique des vêtements que j’en viens à oublier de repasser ?

Oui mais. Quand, M., arrivé il y a quelques jours à peine d’Italie, s’est mis à fredonner, je me suis dit que finalement, tu avais raison, il y a vraiment de quoi nous jalouser.

Se représenter le chemin

Il faut réussir à imaginer la fêlure. Parce que parfois elle ne se voit pas, pas tout de suite. Le verre se remplit sans encombre, aucune goutte n’en sort vraiment. Pourtant, il est bien là, invisible à l’œil nu, ce petit détail sur le côté qui dit que tout peut se briser, qu’il suffira d’un geste un peu brusque, d’un mouvement indélicat pour que le verre ne puisse plus rien contenir et se transforme en un amas de morceaux qu’on aura du mal à recoller.

Il faut parvenir à se représenter le chemin. Celui qui les a menés jusqu’à nous. Fermer les yeux et imaginer ce jour où ils se sont dits “On y va”. On prend tout ça et on laisse le reste, tout le reste, ici. Se raconter le déchirement, les semaines d’incertitude, de courage, de peur. Essayer de décrire ce qu’a pu être l’arrivée, l’inconnu, l’impression de tout devoir recommencer, l’envie de demander de l’aide tout en ayant forcément un peu honte de le faire.

Il faut comprendre l’envie que tout aille vite, que les choses soient déjà ce qu’elles devront être, un jour. Se représenter l’espoir qu’ils mettent désormais dans l’école qui a ouvert ses portes à leurs enfants. Mesurer ce qui pèse sur leurs petites épaules, en plus de cette porte qu’ils n’ont pas réussi à refermer derrière eux.

Alors I. a pleuré. Il a résisté un long moment. M’a écoutée silencieusement dire à sa mère qu’il lui faudrait encore un peu de temps. A entendu l’interprète traduire que le collège serait difficile, qu’il pourrait s’y sentir perdu, qu’une année de plus dans cette petite école le sécuriserait davantage, lui donnerait le temps de parfaire notre langue qu’il commence tout juste à dompter. Puis je me suis tournée vers lui et lui ai demandé ce que, lui, il en pensait. Dans ses yeux, j’ai lu un peu de colère, beaucoup de déception et ce sont ses larmes qui m’ont répondu. Maman a posé sa main sur son bras, puis sur ses cheveux. Ce grand bonhomme au sourire qu’on devine d’habitude sans peine sous son masque était redevenu le petit garçon auquel ses parents ont dit, un jour “On y va”. Mes mots sont venus secouer la petite fêlure et le verre a explosé.

Je suis désolée, I. Tellement désolée.

On va recoller chacun des morceaux, maintenant, je te le promets.

D’ailleurs et de la lune.

Couverture du livre « Mon petit frère de la lune », de Frédéric Philibert

“On vivait en Arabie Saoudite depuis 14 ans, les enfants allaient à l’école, je travaillais…”. Il marque une pause le temps que l’interprète traduise ses mots, passe sa main sur son visage et poursuit. “Et puis ils nous ont expulsés, ils nous ont mis dans un avion, pour qu’on retourne au Yémen, sous leurs bombes”. Pour imiter son fils, le père pose ses mains sur ses oreilles , penche le corps d’avant en arrière et dit que ça allait un peu mieux, jusque là, que K. était suivi, accompagné, que, oui, les docteurs avaient parlé d’autisme mais qu’en étant accompagné, il s’en sortirait. Personne n’ose se regarder autour de la table. Le papa ne s’arrête pas pour autant, il raconte cette année sans école, sans travail, sans rien, juste avec la peur.

Sur les nombreux documents qui jonchent la table, il faut cocher des cases, détailler un « projet de vie », préciser les demandes, argumenter, justifier. Il est d’accord pour tout. Une AVS, bien sur. Des soins au CMP, s’il le faut. Les acronymes ne lui disent rien mais il comprend qu’on va l’aider, que K. y arrivera parce qu’il est intelligent, c’est la psychologue qui le dit, parce qu’il aime les mathématiques, ajoute la maîtresse, parce que s’il ne prend que très peu la parole et refuse encore de faire des phrases entières lorsque je lui apprends le Français, il bredouille, et écoute tout ce qui se passe, même quand ses yeux regardent ailleurs et que son corps refuse de rester assis sur la chaise.

La semaine dernière, K. s’est battu. Lui qui marche d’ordinaire seul pendant de longues minutes autour des arbres de la cour n’a pas supporté d’entendre un camarade s’en prendre à F., le copain qui lui prête gentiment son AVS, pendant la classe. Il a exigé du garçon qu’il s’excuse, l’autre a refusé. Alors K. s’est emporté. Ses mains qu’il tord d’habitude sous la table ont parlé pour lui. Ensuite, il a pleuré, longtemps. “A la maison, il pleurait encore, raconte Papa, il répétait qu’il n’aurait pas dû faire ça. Mais il disait:“Papa, c’était injuste, c’était injuste””.

C’est ça K. Injuste.

De la chance qu’on lui a donnée.

C’est une lionne. Une tigresse.

Elle n’en a pas l’air. Mais la chanson arrive.

On dirait qu’elle s’excuse. Il n’en est rien. Quand elle noue ses mains et semble ne prononcer les mots que pour la table qu’elle fixe avec les yeux, il n’y a ni peur, ni timidité. Juste de l’envie. De réussir, de se prouver à elle-même et à personne d’autre qu’elle le peut.

Quand les autres parlent fort pour combler la gêne de s’exprimer dans cette langue qu’ils n’ont pas choisie, quand F. fait chanter les mots à la sauce italienne, quand I. ne comprend pas pourquoi notre “e” ne donne pas de “é”, elle se tait. Elle écoute. S’imprègne. Observe. Puis essaie. Elle prend à son tour la parole et le silence s’installe. Chaque syllabe, chaque son, chaque mot est une perle qu’elle protège avant de la laisser sortir de sa bouche. Il y a du respect, de la déférence même dans ses phrases. Précieuses, rigoureuses. Dans son regard, de la détermination.

N. s’accroche, ne lâche rien, rattrape cette branche, trouve une bouée et remonte à la surface. Là voilà qui nage désormais. Les mouvements se coordonnent. Dans sa classe, au milieu de tous ces enfants qui sont nés dans notre langue, elle les voit, là, tout près. Elle les entend. Les observe. S’imprègne. Et avance. Dompte les nombres, les calculs, les droites parallèles et celles qui ne le sont pas vraiment. Manipule désormais nos lettres comme les touches sacrées d’un piano. Elle aimerait conjuguer, trouver des circonstances, qu’elles soient de lieu ou d’autre chose. Elle essaie de se souvenir de Clovis, Charlemagne et des autres Louis. Alors on la regarde, on la sollicite, puis on la laisse finalement marcher, seule, dans la cour, en attendant cette sonnerie qui lui donnera le droit de retourner apprendre.

Eux qui ne savent rien de la montagne dont elle est descendue, de la mer qu’elle a enjambée, de ses parents qui parlent une langue que même là-bas, peu de gens comprenaient. De sa mère qui n’a pas eu le droit de s’exprimer, quand l’école les a invités. De la chance qu’on lui a donnée et dont elle a décidé de prendre soin comme d’un trésor, de l’aiguiser silencieusement comme l’une des griffes qu’elle garde précieusement rétractées.

Encore. Beaucoup. Toujours.

Saute cinq carreaux. Pas quatre. Pas trois. Cinq.
Écris en bleu.
Souligne en rouge.
Corrige en vert.
Remonte ton masque.
Lave toi les mains. Encore une fois.

Et n’aies pas peur, surtout. Ne te laisse pas impressionner par tous ces policiers, devant le portail. Oublie le nombre de morts que tu as entendu sans le vouloir à la télé hier soir, à la radio, ce matin. Souviens toi de Mamie, ferme les yeux et souviens toi fort. Envoie lui tous les baisers que tu n’as plus le droit de lui donner.

Apprends. Apprends encore. Apprends beaucoup. Apprends toujours.
Ouvre tes yeux. Fais les briller.
Laisse ton sourire exister, même sous ton masque. Fais le remonter bien haut, voilà, comme ça.
Étends tes bras, rappelle toi comment tu les refermais autour des épaules de tes copains, autour des genoux de ta maîtresse.
Cours, ris, vole.
Joue. Joue encore. Joue beaucoup. Joue toujours.
Échange, écoute, parle, dis ce que tu ressens.

Ne compte plus le nombre de carreaux.
Écris en vert.
Souligne en rose.
Corrige en jaune.
Ajoutes-y des paillettes, des étoiles, des fleurs.
Amuse-toi. Bien sûr. Amuse-toi encore. Amuse-toi beaucoup. Amuse-toi toujours.

Avant tout le reste.

Je m’en allais de bon matin….

Affiche de 1971 – Lalande, Courbet

Je m’étais levée plutôt de bonne humeur, pourtant. Sur mon vélo, je déroulais d’avance dans ma tête tout ce que j’allais proposer à mes élèves aujourd’hui. Celui-ci qui vient d’arriver du Vénézuela, cet autre qui a quitté le Maroc il y a deux semaines à peine. Je pensais à eux, me félicitant que notre école républicaine leur donne cette chance d’être avec nous, avec tous les autres, et cet immense honneur que j’ai désormais de les accompagner sur le chemin de notre langue.

Une rue après la mienne, les voitures font la queue. La rue est étroite, la voie cyclable en contre-sens. Je slalome, pose plusieurs fois le pied au sol pour éviter les chocs et finis par me retrouver coincée entre un tank rutilant sur ma gauche et une voiture garée sauvagement sur ma droite, sans qu’aucune signalisation ne lui en donne le droit. Debout sur le trottoir, elle entend mon grelot s’énerver, daigne faire une pause dans sa conversation, me regarde pester jusque là plutôt gentiment et me lance quelque chose comme “Je crois que je gêne”. Je tousse et mon visage tout entier confirme son impression. La dame se retourne vers son interlocutrice sur le trottoir et entame un “Ah, j’ai oublié de te dire…”. Ma bonne humeur s’est fait la malle, mes jambes trop courtes peinent à soutenir mes orteils sur la chaussée. Les quelques mots qui sortent alors de ma bouche tentent de rester courtois mais le ton aurait de quoi assécher une forêt tropicale toute entière. “Mais comment voulez-vous que je fasse, Madame, il n’y a aucune place pour se garer ici !”, me rétorque la pipelette, les mains levées vers le ciel.

Une petite voix pleine de sagesse m’a à ce moment là recommandée de me taire. Une autre a pourtant pris le dessus. “Commencez donc par inscrire votre enfant dans son école PUBLIQUE de secteur, vous pourrez l’emmener à pied”. La petite voix sage m’a donnée quelques coups de coude pour m’empêcher de continuer et, mon vélo désormais sous le bras, je suis repartie, ma fureur avec moi.

Sur ce même trajet, quelques jours plus tard, réussissant bon an mal an à cheminer, je croise un homme dont le visage me parle. “Ah me dit-il, nous nous connaissons, nos enfants étaient dans la même crèche”. En baissant les yeux, je vois accrochée à son bras une adorable petite fille que je reconnais sans peine. Nous entamons un brin de conversation et celui-ci m’explique, plein de conviction, qu’il a inscrit sa progéniture dans cette école privée, parce que “bon, il suffit de voir les parents qui viennent chercher leurs enfants, dans l’école de quartier, et t’as compris que ton gosse, il va mal finir, c’est sur. Du coup, ici au moins, on est sûrs que…”. Je ne l’ai pas laissé terminer, l’ai salué et suis repartie.

Ce n’est une surprise pour aucun de ceux qui me lisent et me connaissent. J’ai l’école vissée au cœur et au corps. Et quand elle est publique, elle est carrément chevillée à mes poignets, mes doigts et tout le reste.

Aujourd’hui, je ne supporte plus qu’on la salisse, qu’on s’en détourne, qu’on s’essuie les pieds plein de son refus des autres dessus, qu’on dise d’elle qu’elle déraille, quand c’est le système d’aiguillage qui n’est en fait plus le bon.

Je vomis de savoir que nous avons décidé de ranger les enfants dans des cases et de tout faire pour que ces cases ne se fissurent jamais, que ces individus ne se côtoient pas, et qu’ils n’aient même pas le droit de grandir ensemble.

Je dégueule de comprendre que la société que nous sommes en train de construire sera, à ce rythme, pire que celle d’aujourd’hui. Parce que nos enfants devenus adultes ne sauront même pas comment se regarder tant ils ne se connaîtront pas.

Parce que notre école publique ne sera plus rien que le souvenir d’une belle idée : celle qu’ils sont tous égaux.

A vos masques, prêts…

Si tu savais tout ce que ce masque masque.
Tout ce que ce bout de tissu ne dit pas de moi.
Tout ce que ce morceau de coton entre eux et moi a gâché de notre rencontre.
Si tu savais comme il me gêne, comme il m’étouffe, comme il m’empêche d’être pleinement celle que je voudrais être devant eux.

Je suis allée chercher I. dans sa classe.
Je lui ai souri pour le rassurer.
Il n’en a rien vu.
Alors j’ai parlé doucement pour lui expliquer que j’allais l’aider à apprendre le Français et que ça allait bien se passer.
Je connaissais sa langue, je pensais que ça le réconforterait. Mais de ma voix douce, il n’a entendu que des sons étouffés. J’aurais voulu poser ma main sur son épaule pour l’accompagner. Je n’en ai plus le droit, alors il les a gardés baissées. Plus tard, de ma bouche qui formait correctement ce U dont il n’a jamais entendu la musique, il n’a rien perçu et j’ai lu dans son regard quelque chose qui me disait :“Je n’y arriverai jamais.”

Puis les parents de R. sont entrés. Dans leurs yeux, j’ai vu l’inquiétude et tout ce qu’un tel changement de vie peut impliquer. J’ai compris l’angoisse, les papiers à n’en plus finir, le courage et surtout l’envie d’y arriver. Ce pays qu’ils ont quitté, cet autre qui les fait tant rêver. Derrière mon masque pourtant, il y avait mon sourire qui aurait juste voulu essayer de les rassurer. R. m’observait. J’ai tâché de faire passer par mes yeux tous les messages que j’avais à lui adresser. De celui-là je ne connais pas la langue, pas même les lettres. Notre chemin sera long, le sien encore plus peut-être. Je n’ai pas les mots pour le lui dire, et surtout pour lui promettre que la route sera balisée et qu’il y avancera bien plus vite qu’il peut l’imaginer. Tout ça, c’est mon visage entier qui le lui disait. Il n’en a vu que la moitié.

Ce bout de tissu est là pour les protéger. Pour me protéger aussi. De ce virus qui décime, qui inquiète, qui divise et qui nous secoue, tous, d’une manière ou d’une autre. J’ai bien compris que de choix, nous n’en avions pas d’autre pour le moment. Je l’entends. Je le comprends. Je l’applique. Je m’efforce de solliciter les rides qui ont poussé autour de mes yeux, pour qu’elles s’occupent d’afficher un peu plus clairement mes sourires. Mes mains apprennent à s’agiter encore plus que d’ordinaire, elles m’aident à demander si tout va bien, à féliciter, à encourager.

“Maman, les super héros aussi ils ont des masques”.
C’est ça. C’est exactement ça.
Envoyez moi une cape maintenant, je vous prie.

Toutes celles-là en même temps.

Manifestation Nous Toutes contre les violences sexistes et sexuelles, le samedi 24 novembre 2018 à Paris. Photo Marie Rouge pour Libération

Il y a celles qui restent en retrait, qui jamais ne viennent nous parler.
Elles attendent, ne demandent jamais rien, pressent avec douceur et fermeté la joue du trésor qu’elles sont venues récupérer et repartent, encore un peu plus riches de cet amour qu’elles ont à lui donner.

Il y a celles qui désespèrent, ne savent plus comment s’y prendre, viennent confesser qu’elles n’y arrivent pas, qu’il faut qu’on les aide, qu’on leur explique.

Celles qui essaient, encore et encore.
Qui ne savent pas vraiment qu’elles ont ce droit là, et bien d’autres encore.
Qui ne mesurent pas à quel point leurs épaules portent ce qu’aucun homme ne saurait soulever avec ses deux bras.

Elles sont brunes, blondes, rousses, voilées pour certaines, abîmées pour d’autres.
Lumineuses, pour la plupart.
Elles sont seules, souvent.
Tristes parfois.
Battantes, avant tout.

Celle-ci a le verbe haut.
Quand celle-là s’excuserait d’exister.
L’une se méfie, sans cesse sur ses gardes.
L’autre sourit, accepte, laisse parfois trop couler.

Elles se postent chaque soir devant nous, derrière le grand portail blanc.
On lit dans leurs yeux l’attente et l’envie d’y arriver.
Pas pour elles, presque jamais.
Mais pour cet enfant qui accomplira ce qui ne leur a jamais été accordé.

Elles pourraient s’appeler Gisèle H., ou Jacqueline S.
L’une et l’autre en même temps.
Elles sont femmes, elles sont mères.
Comme moi, comme toi, comme elles.
#sororité

Vacances, j’oublie (presque) tout.

Il en faut du temps pour lacher.

Souffler.

Décompresser.

Se dire que c’est bon, c’est terminé. Pour cette année.

Il en faut des heures de sommeil, des rayons de soleil et de l’eau salée sur la peau pour réussir, enfin, à s’apaiser.

Il faut en décoller des grains de sable pour se dire que non, on n’avait pas terminé. Que oui, cette fin d’année sentait quand même un peu fort des pieds mais que, même s’il a fallu se boucher le nez, on a sans doute réussi à bricoler, a défaut de vraiment les aider.

Il faut aussi fermer les yeux et essayer de ne pas regretter. Ne pas trop se demander si on leur a dit au revoir comme il fallait. Ne pas trop se mettre à penser qu’on finira par les oublier, que eux aussi, ils ne se souviendront bientôt plus de comment tu t’appelais.

Il faut du temps, sans doute. De l’espoir aussi. Pour ne pas trop penser à ceux qui n’auront droit ni aux rayons du soleil, ni à l’eau salée. Qui devront se contenter de regarder les jours passer, vissés devant un écran, agitant les pouces, s’abîmant les yeux et un peu le reste aussi. A ceux là aussi qu’on obligera à mettre le nez chaque jour dans ces cahiers colorés qui sont censés nous remplacer.

Il faut de tout ça pour accepter d’ouvrir cette petite parenthèse qu’on refermera en revanche très vite. Juste le temps d’ouvrir aussi grand nos bras que leurs yeux, que la porte de la classe, le jour de la rentrée.