Chroniques

Champions du Monde, avant les autres !

Ma REPpublique à moi, elle est championne du Monde. De football, ça oui, depuis deux jours, mais de plein d’autres choses aussi : de respect, de diversité, de citoyenneté. Et depuis bien plus longtemps. Et on a même pas eu à battre qui que ce soit, pour en avoir des milliers, d’étoiles sur notre maillot.

Je suis comme vous. Oui, on est en Juillet, je suis dans ma classe, je range, je coupe, je colle, j’affiche, mais je garde un œil sur ce que qui se passe derrière le portail, aussi.
Alors j’ai bien vu qu’on était devenus Champions du Monde. J’en suis fière, comme vous.
J’ai bien vu aussi qu’ils étaient des milliers, des millions à marcher dans les rues, à crier, à applaudir, à danser et à boire.
J’ai bien vu qu’il y avait eu une petite sauterie chez Manu. Oups, pardon, Emmanuel Macron.
J’ai trouvé ça chouette.
Je les ai trouvés beaux, ces Champions du Monde.

Et puis je les ai regardés, tous, un par un.
Et je me suis rendue compte que dans ma REPpublique, ils étaient là aussi.
Oui, j’en ai une moi aussi d’équipe comme celle-là.

Dans ma classe aussi, il y a Kylian Mbappé. Le petit gars métisse, moitié Camerounais, moitié Algérien. Le mien, de Mbappé, c’est mi-Mali/mi-Maroc. Et sa banlieue à lui, c’est pas Bondy, mais ça y ressemble.

Pas loin, deux tables derrière, il y a Hugo Lloris. Oui oui, fils de banquière, comme Hugo. Bon, pas à Monaco et Papa n’est pas avocat, mais musicien. N’empêche que mon gardien de but à moi, il est de la haute aussi, on peut dire.

Et puis mon Lloris, son pote préféré, c’est mon Adil Rami. Quand je les ai vus chahuter sur le perron de l’Elysée hier, j’avais l’impression de voir les miens. Mon Adil à moi, il a le sourire scotché, version banane et jusqu’aux oreilles. Il n’a pas (encore) de moustache alors c’est avec ses cheveux qu’il s’amuse du matin au soir. Sauf quand « Maman, elle m’a mis du gel maîtresse ».

Toujours sur les images de l’Elysée, hier, je voyais Ngolo Kanté, le timide, se faire charrier par les autres. Pardon d’être là, qu’il avait l’air de dire. Lui non plus, il n’est pas radin sur les sourires. Quand je l’ai vu, j’ai pensé à H. Bon, c’est une fille, mais elle est discrète aussi. Un an et demi qu’elle est en France et elle s’excuse encore de déranger.

Ah oui, bien sur que j’ai mon Paul Pogba. Bien sur que j’en ai un, toujours prêt à faire rire et danser les autres, même en pleine séance de grammaire. Toute l’année, il a essayé de m’apprendre cette espèce de danse avec les bras qui passent un coup devant, un coup derrière. Je n’ai jamais réussi. Je dois avoir un problème de coordination.

J’ai un Griezmann aussi, les yeux bleus perçants, le regard toujours rêveur.
Un Varane, un Matuidi, jamais loin d’un Pavard.

Ils y sont tous.
Ils viennent de partout.
Aucun du même endroit.
Ils ne se ressemblent pas.
N’ont pas eu les mêmes chances, au départ.
Et pourtant ils avançent ensemble.

Ma classe, c’est l’Equipe de France, et des étoiles, je leur en accroche tous les jours, sur leur maillot.

Lettre à M.

Dans ma REPpublique à moi, il fait chaud, très chaud. Je crois qu’on y est, en vacances, pour de bon, ou presque. On sue, on se baigne (pour certains), et on s’apprête à vibrer, tous, devant un match de foot. Je sais que M. est de ceux-là. Alors c’est à lui que j’écris, aujourd’hui.

Salut M.

Je ne te demande pas si tu vas bien. Je sais que tu as peur, que tu es heureux, comme nous tous, mais que tu flippes. Je t’imagine chez toi, avec tes deux frères, tourner autour de Maman, comme tu l’as fait toute cette année autour de moi.
« Maman, maman, il commence quand le match, c’est bientôt ? »
« Maîtresse, maîtresse, c’est à quelle heure qu’on fait sport ? »

On a ri tous les deux M., pendant cette année. Mais pas que.
On a pleuré aussi.
J’ai crié, des fois.

Tu veux que je commence par quoi ?

Par les fois où ma patience a débordé. Par ces minutes où je me suis sentie tellement démunie, tellement incapable de t’aider que la colère a pris le dessus sur le reste. Ces moments où j’ai haussé le ton, sans doute un peu trop fort. Sûrement même.

« Dans l’exercice suivant, je vous demande de souligner le verbe dans chaque phrase ».
J’ai expliqué la consigne.
Je l’ai faite reformuler, j’ai même réalisé la première phrase avec vous.
Je savais que tu peinerais alors je me suis approchée de toi et je t’ai montré, avec la deuxième phrase, comment tu pouvais faire. Tu m’as dit « Oui, maîtresse, d’accord maîtresse ».
Alors je suis allée voir les autres. Ils avançaient, à leur rythme, mais ils avançaient.
Et puis je suis revenue vers toi.
Tu n’avais rien souligné.
Le nez en l’air, tu cherchais si un autre regard traînait, avec lequel tu pourrais te marrer, là, tout de suite, un peu.
Je me suis assise près de toi, prête à tout te réexpliquer, une fois de plus.
Tu m’as regardée avec cette bouille que je croquerais et tu m’as dit, si sincèrement, si honnêtement :
« Maîtresse, j’ai pas compris ».
Ca aurait pu, ca aurait du, peut-être, me faire rire.
Si ça avait été la seule fois. Si ça n’avait pas été comme ça chaque semaine, chaque jour, chaque heure.

Alors oui, il m’est arrivé de crier. Je ne sais pas ce que j’imaginais.
Qu’en parlant plus fort, tu comprendrais mieux.
Avec un peu de recul M., tu dois comprendre que ce n’est pas contre toi que je criais. Juste contre mon impuissance, mon sentiment d’inutilité.

On a essayé des choses, toi et moi. Maman aussi, avec nous.
Le RASED, la psychologue scolaire, une demande d’Auxiliaire de Vie Scolaire.
Rien n’a vraiment avancé.
L’AVS a été refusée.

Bon, soyons complètement honnêtes M., tu m’as rendue chèvre quelques fois einh. Toutes ces récréations pendant lesquelles les autres venaient se plaindre d’un coup de pied, d’avoir été poussés, d’une insulte. Toutes ces fois où je te voyais courir dans les escaliers, jeter un papier à travers la classe, dire à E. qu’il était « trop nul » pour jouer au foot avec vous. Toutes ces fois où je te faisais venir à moi et où tu avais le visage si surpris, si loyal, et où tu répétais, un soupçon de larmes dans la voix « Mais, mais, j’ai rien fait moi maîtresse ».

On a pleuré aussi, souviens toi.
Oh, toi bien plus souvent que moi.
De chaudes larmes de caïman à chaque fois que je te demandais de faire signer à Maman les bêtises que tu avais faites dans la journée. Reniflage et bouderie en prime.
De vraies larmes le jour où elle venue chercher ton premier bulletin.
Où je lui ai expliqué que ça partait mal, très mal, que le retard s’accumulait.
Où elle m’a regardée, a soupiré, s’est tournée vers toi et t’a raconté ce qu’elle avait vécu, elle. Combien d’heures elle avait bûché, là-bas, au pays, pour obtenir ce diplôme qui lui avait permis de venir vivre ici.
Où elle t’a dit que tu ne mesurais pas ta chance, que tu ne la respectais pas, finalement.

Et puis on a ri, M..
On a tellement ri, rappelle toi, au mois d’Octobre, je crois.
On travaillait sur les noms communs et les noms propres.
Je venais de récapituler ce qu’on s’était dit.
« Un nom propre commence toujours pas une…. »
Et toute la classe a enchaîné : « Majuuuuuuscuuule ».
Et là, tu as bondi de ta chaise M. et tu as hurlé « ..et se termine par un point ! ».
J’ai du m’asseoir pour ne pas tomber.
Et puis j’ai pouffé.
Et toi aussi.
Je t’ai félicité, quand même, parce que j’étais heureuse que tu associes (enfin) la majuscule et le point. Et puis on a ri, encore un peu.

Et aujourd’hui, tu vas rire encore, M., tu vas applaudir, tu vas être heureux, encore.
Je sais que le football est important pour toi.
Non, essentiel.
Tout le monde dit que tu es très bon.
Regarde le bien ce match M., qui sait, tu y seras peut-être, toi aussi, dans quelques années.
Toi aussi, tu iras la chercher, ton étoile.

Je te le souhaite M..
Honnêtement
Sincèrement.

Lettre à L.

Dans ma REPpublique à moi, les vacances commencent. Pendant que je continue de ranger ma classe, mes élèves (devrais-je dire anciens?) sont peut-être à la plage, peut-être à la maison. En tous cas, ils ne sont plus là. Je n’ai pas eu le temps de tout leur dire et il y a des choses pour lesquelles je n’aurais pas su trouver les mots, alors je le fais ici. Aujourd’hui, c’est le tour de L.

Salut L.,

On ne s’est pas vraiment dit au revoir tous les deux.
Je ne sais pas même pas si on s’est vraiment dit bonjour, finalement.
Cette année a été un peu chaotique, entre nous.
Je crois surtout qu’elle l’a été pour toi.

En classe, tu n’étais jamais vraiment là.
Pas absent, non, ça jamais, ou très rarement.
Présent.
Physiquement.
Mais c’est tout.

Ce n’était pas juste une tête que tu avais en l’air, c’était tout le reste.
J’ai bien essayé d’aller te chercher, là-haut, sur tes nuages, plusieurs fois. Mais tu n’avais pas vraiment envie de venir en bas, j’ai fini, peut-être trop tard, par le comprendre.

Pas que tu ne savais pas faire, loin de là. Juste que ce n’était pas vraiment ce qui te préoccupais.
Parce que les quelques fois où tu es descendu, c’était comme pour me dire : « Regarde, j’ai compris, je sais ce que tu attends de moi, je t’en donne un peu, einh, comme ça après, tu me fous la paix. »

Mais je suis du genre tenace, moi, tu sais L.
Je n’aime pas qu’on m’échappe.
Ou plutôt, je ne voulais pas que tu t’enfuies, que tu gâches tout, juste pour ça.

Juste pour lui, qui est parti, sans toi, sans Maman et sans ta petite sœur.
Juste pour lui, qui t’appelait, des fois, pour te dire qu’il ne reviendrait pas, pas tout de suite.
Juste pour lui, qui n’est pas venu, pendant les fêtes de Noël, comme tu t’y attendais.

Ce n’est pas rien, je sais.
C’est tout, même.
Et plus que ça.
Mais moi, j’aurais voulu que tu oublies, un peu, que tu essaies, au moins.

On en a parlé.
Tu as pleuré, des fois.
Je t’ai dit de me faire confiance, de déposer ta tristesse devant la porte de la classe, juste-là, que je t’autoriserais à la reprendre, en partant, mais que tu devais avancer, pour toi et pour lui, aussi, finalement.

Maman n’a pas tellement su quoi faire, non plus. Un peu perdue, elle aussi.
Coupable, me disait-elle.
Non, je lui répondais.
Et toi, au milieu, tu as peut-être cru que c’était toi, alors.

Et l’année a filé. Comme une flèche. Comme lui. Sans crier gare. Sans prévenir.
Est arrivé le mois de juin.
La fête des pères.

Je vous ai laissé le choix. Vous pouviez faire un cadeau pour Papa, ou pour Tonton, ou pour un grand frère, c’était à vous de décider.
Tu t’es approché de mon bureau, en descendant de ton nuage et tu m’as demandé si tu pouvais en faire deux.
« Un pour Papa et un pour M.
– Pas de problème L., c’est toi qui décides.
– Je t’ai déjà parlé de M., maîtresse ?
– Non.
– C’est le nouveau copain de Maman. Il est gentil. On va déménager, avec lui. Je suis content. »

Tu as souri. Tu es remonté sur ton nuage. J’ai juste eu l’impression qu’il était un peu plus léger, celui-là.

Lettre à K.

Dans ma REPpublique à moi, les vacances approchent. On ne s’enverra pas de cartes postales, on ne s’écrira pas de vraies lettres avec du sable dedans. On va se quitter, quelques semaines. Pendant ce temps-là, c’est ici que je vais leur écrire, à tous, un à un.

Salut K.,

Je vois que tu as déjà entamé tes vacances. Je ne t’en veux pas. Tu n’es pas le seul. Tu m’as dit que tu devais partir un peu plus tôt pour profiter de Maman. Après, elle va commencer son nouveau travail alors tu partiras chez Papi.

Elle m’a envoyé un message l’autre jour, Maman.
Un mail, dans lequel elle me remerciait.
Elle n’aurait pas dû.
C’est moi qui devrait la remercier, c’est toi que je devrais remercier.

Je me souviens, il y a un an tout juste. Quand j’ai écrit ton nom pour la première fois sur la liste de mes futurs élèves. Je me souviens de ce que m’avait dit ma collègue.

« Pas facile, K., tu vas voir, il va te donner du fil à retordre ».

Pas facile, non.
Un peu menteur, parfois.
Un peu espiègle, aussi.

Mais tu as grandi K., je t’ai vu, chaque jour, mûrir, apprendre, te corriger.
Je t’ai vu écarquiller les yeux à chaque fois que tu avais compris ce que je venais tout juste de commencer à expliquer.
J’ai vu ton sourire, quand tu terminais les opérations avant les autres.
J’ai vu ta détermination à te reprendre quand tu repartais de mon bureau avec ta feuille, parfois, rarement, bardée de rouge.

Alors oui, il y a cette fois où tu n’as pas voulu dire que c’était toi qui avait lancé cette boulette de papier dans la classe. Cette fois où tes camarades ont attendu que tu te dénonces. Ils t’accusaient, j’attendais, tu pleurais. Tu suffoquais même. Ah ça oui, quand tu pleures, K., ça se voit et ça s’entend. On a attendu longtemps. Il y avait sport, juste après. Enfin, il y aurait dû y avoir sport. Tu n’as pas eu le courage de te lever et de me dire « Oui, c’est moi, maîtresse, pardon ». Tu as préféré dire que c’était S., et puis que non, c’était Y. Et tu pleurais. Je savais que c’était toi. Et tu savais que je savais que c’était toi. Mais le mensonge était depuis trop longtemps ton armure, ta couverture, ta cachette secrète. Alors tu as cru que tu pourrais, encore, aller t’y réfugier et que tout ça passerait.

Tout ça est passé. Peu à peu. Tu as trouvé un autre refuge, une autre grotte, peut-être. Mais tu n’as plus menti. Je t’ai même vu assumer, une fois, puis deux, puis à chaque fois.
Oh, tu as bien essayé de nuancer, au début.

« Pourquoi tu as pincé S. ?
– Non, mais je ne l’ai pas pincée, c’est que, je me suis approché, j’ai failli tomber, alors que je me suis retenu et je me suis accroché à son bras et…
– K. …. ?
– Oui, maîtresse, pardon. Pardon S., je n’aurais pas du te pincer, je m’excuse ».

Tu te souviens du jour où je t’ai fait les gros yeux à cause de ton cartable ? Tu es arrivé, fier comme un coq, avec ce nouveau cartable que Maman venait de t’acheter. Tu n’osais même pas le faire rouler dans le couloir pour ne pas l’abîmer. Devant la porte de la classe, tu l’as soulevé, pour que tout le monde le voit bien. C’est là que je t’ai fait les gros, très gros yeux.

« Comment tu oses faire ça K. ?
– Quoi maîtresse ? C’est mon nouveau cartable, Maman me l’a acheté hier.
– Tu n’as pas le droit K.
– … ?
– C’est un cartable du PSG. Je ne peux pas tolérer ça dans ma classe. Ici, on supporte l’OM ! »

Toute la classe a éclaté de rire. Toi aussi, tu as souri quand tu as vu que je plaisantais.
Je pensais la blague terminée.
Jusqu’à ce jour de printemps, de longues semaines plus tard, où tu es venu à l’école avec une nouvelle tenue. Tee-shirt, short, casquette. Bleu et blanc. Aux couleurs de l’OM. Tu t’es planté devant moi, le sourire jusqu’aux oreilles.

« C’est pour toi, maîtresse, einh, juste aujourd’hui, pour te faire plaisir. »

Et puis il y a eu Papa. Qui n’était plus là. Puis qui est repassé te voir, à la kermesse. Puis qui est reparti. Puis qui reviendra, tu verras. Ou pas.

Alors voilà K., j’espère que tu passeras de belles vacances. Avec Papi, avec Maman et avec je ne sais qui d’autre. Tu vois, là, tu n’as plus besoin de choisir entre le PSG et l’OM. Ils sont tous ensemble sur le terrain, comme si on y était tous les deux, quoi.

Écrire tout ce qu’on ne s’est pas dit.

Dans ma REPpublique à moi, comme dans toutes les autres, on remplit des livrets. On coche des cases et on commente. Quelques lignes, pas plus, pour résumer quelques mois de vie commune. Et si on en écrivait un peu plus ?

« C’est bien, continue comme ça ! »
« Accroche-toi, tu es capable de faire encore mieux, je le sais ! »
« Il va falloir redoubler de travail pour que le CM1 se passe bien… »

Qu’elles sont courtes, qu’elles sont moches, qu’elles sont impersonnelles ces petites formules qu’on essaie, tant bien que mal, de contourner, mais sur lesquelles on retombe, invariablement, chaque fin d’année, quand il s’agit de remplir cette case si courte, si moche et si impersonnelle intitulée « Appréciation de fin d’année ».

Elles nous arrangent bien, aussi, ces formules et j’avoue que certaines d’entre elles m’ont permis d’économiser un peu de temps et d’énergie, ces derniers jours.

Oui mais.

Quand je les écrivais, j’imaginais les yeux de H., en train de les découvrir, elle qui les attendait si impatiemment. Je voyais M. espérer, croire que j’avais, peut-être, mis quelques mots d’encouragement malgré cette année que la déontologie m’empêche d’appeler catastrophique. J’ai entendu Y., aussi, demander à Maman de lui relire, encore, surtout le passage ou il y a écrit « quel progrès ! ».

Et je m’en suis voulue. Je me suis dit que ça ne suffisait pas, que je leur devais plus, bien plus. Que ces quelques mots si formels, si empruntés, si attendus ne pouvaient pas, jamais, résumer et graver dans le marbre dix mois d’échanges, de discussions.
Dix mois de vie commune.
Parce que dix mois, dans la vie d’un enfant de huit ans, ça vaut plus, beaucoup plus que quatre lignes et des formules toutes faites sur une feuille de papier.

Parce qu’en dix mois, il s’est passé bien autre chose que « mobiliser le vocabulaire récemment appris pour le réinvestir dans un texte ». Il y a eu tellement d’autres moments que celui où on a « résolu des problèmes impliquant les quatre opérations ».

Alors je me suis dit que j’allais leur écrire.
Longuement.
Sans formule.

Je ne pense pas qu’ils me liront, puisque je leur écrirai ici.
Mais ça sera dit.
Les grandes vacances approchent, on va se quitter, eux et moi.
S’oublier, peut-être, un peu.
Se retrouver, différents.
Alors je leur écrirai, un à un, ici, pour me souvenir, pour mesurer ce petit bout de chemin qu’on a fait ensemble.

J’écrirai sans doute à L. qu’il m’a échappé, que je n’ai pas réussi à l’attraper et qu’il m’en veut sûrement, que je le sais et que je le comprends..
J’écrirai ensuite à F. que j’ai adoré la rencontrer, la comprendre, la connaître. Que j’ai aimé la voir apprendre, grandir, comprendre, aider, aimer et s’aimer.
J’écrirai aussi longuement à M., je lui parlerai de nos discussions, pas toujours tendres, pas souvent calmes. Je lui dirai que je lui souhaite le meilleur, qu’un jour, peut-être, il se dira que j’avais raison. Peut-être pas.

Je vais leur écrire quelques mots à tous.
Chacun son tour.
Chaque semaine, si je m’y tiens.

Et vous qui les lirez, peut-être, vous apprendrez à les connaître aussi.
Parce que s’il y a une chose dont je suis sûre, c’est qu’ils méritent, tous, sans exception, que vous les connaissiez, que tout le monde les connaisse.

Le sourire, quoi qu’on en dise.

Dans ma REPpublique à moi, on a par moments un peu de mal à comprendre ce que cache un visage, ce que signifie une larme, un cri. Ce que peut, aussi, vouloir dire un sourire.

Je n’ai, je crois, jamais réellement entendu le son de sa voix.
Je n’ai, je crois, jamais vu quelqu’un sourire autant, tout le temps.

Je ne sais rien d’elle, ou si peu.
Simplement qu’elle arrive de là-bas, loin, de ce pays dont on parle tant.
Qu’elle est née dans cette ville que tout le monde connaît, si tristement.
Homs, Syrie.

Elle est arrivée en même temps que A.
Pourtant, j’ai compris qu’ils ne se connaissaient pas, là-bas.
J’ai compris aussi qu’ils n’avaient pas emprunté la même route, juste qu’ils ont atterri au même endroit : ma ville, ma classe.

A. est arrivé blessé, marqué.
Elle n’a jamais cessé de sourire, jamais.

Un peu plus de trois mois maintenant qu’elle est en France.
Les mots sont difficiles à trouver.
Il y a cette langue, si éloignée de la sienne, ces lettres, qu’elle découvre et apprend à connaître et cette timidité, cette manière de s’excuser d’être là, parfois, en souriant, tout le temps.

En souriant, elle attend.
Elle attend O., la maîtresse qui essaie de lui apprendre le Français.
Ensuite, elle attend, sans rien dire, que je lui propose du travail.
Oh oui, il m’arrive de l’oublier.
Elle ne dit rien.
En souriant, elle attend.

Elle a appris à calculer. Elle est même capable, en chuchotant, de me dire le nom des chiffres.
Quand elle se trompe, elle s’excuse. Une fois, dix fois, trop.

La semaine dernière, O. est venue dans ma classe pour m’aider à leur faire écrire quelques lignes pour leur papa.

« Qu’est-ce que tu aimes faire avec Papa ? »

Ca a été long. Elle a fini par comprendre et se faire comprendre.
Ce qu’elle aime, c’est quand Papa va faire du vélo avec son frère, et qu’elle les regarde partir.

« Et toi, tu vas faire du vélo avec eux ? » lui a demandé O.
Elle a secoué la tête, en souriant, et a prononcé, tout doucement : « fille moi, vélo, non ».
Avec ses grands yeux bleus et le visage illuminé de ce sourire dont elle ne se défait décidément plus, elle a dessiné Papa sur un vélo et son petit frère derrière. A la porte de la maison, il y avait elle, sa mère et ses sœurs, qui regardaient.

J’ai longuement observé ce dessin, puis je l’ai regardée, elle. Et quand elle m’a souri, de nouveau, je lui ai demandé si elle aimerait, elle aussi, faire du vélo. Elle a froncé les sourcils, comme elle le fait quand elle ne me comprend pas. J’ai recommencé, avec des gestes, en la montrant du doigt. J’ai su qu’elle m’avait comprise quand son sourire a tout à coup disparu, quelques secondes à peine, qu’elle a pris son dessin et qu’elle est retournée s’asseoir.

Au nom du père

Dans ma REPpublique à moi, on accompagne des petits individus auxquels il manque, souvent, quelque chose, et encore plus souvent, quelqu’un.

C’est pas moi, c’est le calendrier.
C’est écrit, là, tout en bas, à dimanche 17 juin.
« Fête des pères ».

Alors c’est reparti pour un tour.
Facile, me direz-vous. Suffit de se concentrer très fort et de réfléchir à cette question : c’est quoi, finalement un Papa ?

– Un Papa, c’est un Monsieur avec une moustache, un chapeau, et une cravate. Alors on lui fabrique une carte pliante avec tout ça dessus. Variante possible : la carte est carrément en forme de chemise (repassée par Maman).
– Un Papa, c’est un super-héros. On dessine Super Man, on lui colle la photo de Papa à la place du visage, rapide, efficace. Les Papas, c’est forcément des héros. Forts, si possible musclés et puis qui n’ont peur de rien. C’est des hommes, après tout.
– Un Papa, ça bricole. On conçoit un porte-clés, rien qu’avec des boulons. On lui donne la forme d’un joli bonhomme et Papa il pourra accrocher les clés de sa voiture de sport dessus.
– Un Papa, ça joue au foot. On va dessiner un ballon de foot. On va bien colorier les cases noires quand il le faut et dans l’une des cases, on va scotcher la photo du loulou.

« Ah bah oui, mais si tu as fait un cadeau pour la fête des mères, il faut que tu le fasses aussi pour la fête des pères »

Sauf que.

Sauf que K., finalement son Papa, il ne le voit plus. « Et pour longtemps », qu’il m’a dit l’autre matin. Bah oui, Papa il voulait que son fils dorme chez lui, avec sa nouvelle femme et leur petite fille. Mais en échange, il a demandé à Maman 20 euros pour payer le repas et la nuitée. Alors Maman, elle a moyennement aimé et ils se sont (encore) disputés.

Sauf que D., son Papa, il ne l’a jamais vu. Il ne sait même pas comment il s’appelle et ça ne l’intéresse pas. Il croit qu’il habite en Grèce, il n’est pas sûr.
« Tu veux faire quelque chose pour le copain de Maman, alors ?
– Non, il n’est pas gentil, il m’insulte tout le temps ».

Sauf que S., même si elle voit Papa tous les quinze jours, enfin « quand il n’oublie pas », de toutes façons, elle n’a pas très envie de lui fabriquer un cadeau parce que « lui, il ne me parle même pas quand on se voit, alors. »

Sauf que L., son Papa il est parti, l’année dernière, loin. Avec une « autre dame que Maman », c’est comme ça qu’il me l’a expliqué, la dernière fois. « Mais je pourrais peut-être lui envoyer par la Poste, si on trouve son adresse, maîtresse ? »

Je cherche encore le super-héros, celui qui a une moustache et une cravate, un tournevis dans la main et un ballon de foot au pied. Mauvaise pioche, on dirait.

Alors oui, il y a F. dont le Papa habite, aussi, un peu loin, mais ne rate jamais une occasion pour venir la voir, la chercher, la gâter. Elle en parle beaucoup F. de Papa. A moi, la maîtresse, il m’envoie régulièrement des mails pour savoir si tout se passe bien.

Il y a aussi D., un autre, dont le Papa est souvent le seul homme devant le portail de l’école, midi et soir. Papa, il n’a pas de cravate mais une guitare. Il joue de la musique à la maison et comme D. il ne mange rien à la cantine, il préfère venir le chercher chaque midi, pour être sûr qu’il ait quelque chose dans le ventre.

Et puis il y a tous ceux qu’on aime « comme un Papa », qu’on appelle même « Papa » des fois. Le « copain de Maman », le frère de Maman, son Papi, parfois son grand-frère même. Un homme, juste un, qui compte, auquel on tient.

Tant pis s’il n’a pas de moustache.
Tant pis si sa cape de super-héros est un peu abîmée.
Tant pis s’il ne sait pas vraiment bricoler.
Tant pis s’il ne supporte pas le PSG.

Tant qu’il est là.

Une journée (presque) ordinaire, une de plus…

Aujourd’hui il y a eu…

– La maman de A. qui est arrivée comme une furie dans le couloir, prête à en découdre avec moi. Sa fille n’avait pas appris sa poésie et pour qui je me prends de lui mettre un D alors que c’est pas de sa faute, c’est parce qu’elle s’est couchée tard et qu’elle avait oublié son cahier.

– L., lui, n’avait pas fait signer sa dictée parce que tu comprends hier je suis allé faire du sport alors je ne pouvais pas. Si j’ai dormi à la maison, mais en fait, après le repas, je suis allé prendre ma douche et en fait, après je suis allé me coucher alors tu vois maîtresse, je n’avais pas le temps, vraiment.

– M. qui a tiré les cheveux de E. dans l’escalier mais « c’était pour rire, je te jure Maîtresse, j’ai rien fait, j’en ai marre moi à la fin. » Moi aussi.

– La maman de S., absente depuis six semaines, qui a jugé bon de m’appeler sur mon portable en pleine classe pour me dire ce qu’elle pensait du signalement que je venais de faire remonter à l’inspection. Elle le savait, depuis la première fois qu’elle m’a vue, que ça allait mal se passer entre nous. Elle jure que ce n’est pas fini. Dommage.

– S. qui m’a assuré que « chocolat » était un adverbe. Quand je lui ai suggéré que l’adverbe était sans doute un autre mot de la phrase, elle a proposé « gâteau ». Je suis lâche. J’ai laissé tomber.

– Une réunion, ce midi, pour essayer de composer les classes de l’année prochaine. Et comme il faut absolument séparer Y. et M. et que la maman de I. ne veut pas qu’il soit dans la classe de Mme C. et que dans cette classe, il y a déjà T. Du coup, c’est la merde. Comme d’habitude, sauf qu’on ne s’y habitue pas.

– Y. qui faisait le clown pendant nos répétitions du spectacle de fin d’année. Sauf que ce n’est pas un spectacle de cirque. Qu’il était déjà 16h30 et que j’avais vidé ma bouteille de patience.

– F. qui est venue jusqu’à mon bureau, malgré sa jambe boitillante et qui m’a déposé une feuille de brouillon toute moche. Quand je l’ai retournée, elle avait écrit que j’étais la meilleure maîtresse du Monde. Rien que ça. Elle avait même ajouté « Merci ».

De rien, c’est mon job.

Pour ne plus rien sentir.

Dans ma REPpublique, on est aussi, parfois, obligés d’utiliser la force. Toutes nos forces pour maintenir, serrer, contenir, empêcher. Et laisser s’échapper.

« Maman, maintenant, c’est toi qui vas pleurer ».
Deux minutes, même pas, qu’elle est dans la pièce. Accroupie, près de lui, elle essaie de l’attraper. T. s’est roulé en boule, sous l’évier. Il pleure. Il tremble. Il gémit.

La crise est terminée. Ou presque. En tous cas, il ne crie plus.
Il n’essaie plus de se mordre.
Il a réussi à se griffer.
Trois grosses traces sur la joue droite.
Une perle de sang.

Je crois que la journée a mal commencé pour lui.
J’ai cru le comprendre quand je l’ai vu arriver, avec sa mère et sa sœur.
On s’est croisés sur le trottoir.
La petite fille a embrassé sa mère.
Pas lui.
Il a avancé en courant, son pantalon n’était pas attaché, il semblait s’en moquer.
Il a couru, jeté son cartable. Il s’est caché. Les adultes l’ont trouvé. Il s’est débattu. A griffé. Est reparti. S’est enfermé.

Maintenant, moins d’une heure plus tard, nous sommes trois. Trois adultes pour le maintenir. Nos élèves nous attendent dans nos classes.
Serrer ses bras pour qu’il ne se violente plus, tenir ses jambes pour qu’il cesse de frapper dans les murs.
Fermer la porte, repousser les autres enfants qui veulent voir, comprendre, peut-être.

Et lui parler.
Doucement.

Le téléphone sonne, Maman ne répond pas.

T. hurle, se débat, réussit à se jeter par terre. Il se cogne la tête contre le sol, frénétiquement.

Le relever.
Le maintenir, de nouveau.
« Pourquoi tu fais ça, T. ? Pourquoi tu te fais mal ?
– Parce que je ne veux plus rien sentir, je ne veux plus avoir mal. »

Le serrer fort, contre moi.
« Qu’est-ce qu’elle te chante Maman ? Je connais des chansons moi.
– Elle ne chante pas, elle me dit des mots gentils.
– Je vais essayer. »

Maman décroche. Elle va venir.
Une autre adulte prend T. sur ses genoux. Lui tient les bras. Lui parle. Lui dit qu’il a tort. Qu’on ne lui veut pas de mal, qu’on veut l’aider, qu’il doit écouter, respecter les règles, un peu.

« Maman, c’est toi qui vas pleurer maintenant ! »

Maman s’exécute. Chaudement.

Dans les yeux, juste les yeux.

Dans ma REPpublique à moi, on arrive avec son petit bagage. Ça fait des mois, des années qu’on le transporte et on le pose là, le plus discrètement possible. Mais parfois, on ne peut pas éviter de le voir, en face.

Les enfants n’ont pas de filtre. Peu de retenue. Quand ils voient quelque chose qui les surprend, ils le font savoir. A. est de ceux-là.

Quand on est arrivés au portail, ce matin, à 11h45, A. a crié. Il a fait la grimace, puis il a crié encore une fois et m’a regardée. Je lui ai pris le bras et je lui ai fais signe d’avancer.

Devant nous, il y avait la maman de mon nouvel élève.
C’est pour ça qu’il a crié.

Je n’ai pas crié, moi.
Je savais.
On m’avait prévenue.
Je l’ai regardée dans les yeux, juste les yeux.
J’ai vu aussi les autres mamans ne pas crier mais l’observer, une moue à peine masquée et un peu de dégoût sur les lèvres.

Elle m’a parlé, calmement, posément, sérieusement.
Elle m’a demandé comment s’était passée la première matinée de son fils.
M’a expliqué qu’il était un peu timide, mais que son niveau était bon.
J’ai confirmé.
Je lui ai dit que je la tiendrai au courant, que pour l’instant, tout allait bien.

Sa perruque est un peu tombée lorsqu’elle a embrassé son fils.
Il a approché ses joues blanches et gonflées d’enfant de la bouche de sa mère, intacte, ou presque.

Le reste du visage est brûlé.
Je ne connais pas l’échelle des degrés. Elle doit sans doute être tout en haut, de cette échelle.
Le cou aussi, peut-être le reste, mais ses habits le masque.

Son deuxième fils est arrivé, en courant.
Elle a tendu les bras, a révélé ses mains.
Ce qu’il en reste.

Je n’ai pas crié.
Oui, j’ai regardé.
Peut-être un peu trop fixement.
Peut-être l’a t-elle remarqué.
Peut-être, sans doute, y est-elle habituée.

Nous nous sommes saluées. Ils sont partis.

Je ne sais pas comment c’est arrivé.
Je ne suis pas sûre d’avoir envie de le savoir.
Pas certaine de vouloir savoir qu’il y a un lien avec ce papier, fourni avec le dossier scolaire.
Ce papier, tamponné par un juge, qui dit que Papa n’a pas le droit de venir chercher les enfants.
Qu’il n’a pas le droit de mettre un pied dans cette rue, dans cette ville, ni même dans ce département.