Dans ma REPpublique à moi, les enfants aussi ont leur personnalité. Parfois excessive. Parfois blessée. Des moyens de les aider, on en a. Peu, mais on en a.
Ca n’a pas très bien commencé, entre lui et moi. Il est arrivé dans la classe trois semaines après les autres. Le temps de rentrer de vacances. Il m’a regardé de travers. Moi, j’ai aimé son regard, sa frimousse, sa bouille d’ange. Je crois qu’il n’a pas aimé que je vois un ange derrière cette bouille, alors il a essayé de me prouver qu’il était loin d’en être un.
Ca devait être notre deuxième ou troisième jour de classe ensemble. Comme je ne travaillais pas le lundi, c’est une autre enseignante qui avait la responsabilité de ma classe ce jour-là. Quand je suis revenue le lendemain, S. était absent. Enfin, en retard. Il est arrivé vers 9h15. L’école commence à 8h30. C’est même sa maman qui l’a emmené jusque dans la classe.
Il est entré et s’est installé sur une table isolée qui avait été placée au fond. Je lui ai demandé pourquoi sa table était là.
» C’est la maîtresse d’hier qui m’a mis là.
– Ah bon et pourquoi ?
– Je ne sais pas.
– Tu dois le savoir, essaie de te souvenir, il y a bien une raison pour laquelle elle a décidé de te déplacer et de te mettre tout seul, au fond. »
La suite a duré une fraction de seconde. Des yeux de démons ont défiguré quelques instants ma bouille d’ange. Il s’est levé et a soulevé la table avec ses deux mains. La table s’est renversé. Il a crié, pleuré. J’ai essayé de l’attraper, pour le calmer, il s’est débattu. Le reste de la classe a eu peur, je crois. Maman était encore dans le couloir. Elle a entendu du bruit, est revenu en courant.
» Qu’est-ce que vous faites à mon fils, lachez-le, vous l’avez frappé, je vais déposer plainte.
– Non madame, je ne l’ai pas frappé, j’essaie de le calmer.
– Lâchez-le.
Je l’ai lâché. Il a pleuré. Comme un ange, un tout petit ange.
– Elle ne m’a pas frappé Maman, va t-en, c’est bon. »
On en a vécu d’autres des comme ça, avec S.. Ca se finissait le plus souvent dans mes bras. Il fallait le serrer fort, très fort et lui parler doucement, tout doucement. Il pleurait toujours à la fin. Un psychologue aurait essayé de trouver l’élément déclencheur, de parler avec lui, encore et encore, de lui faire mettre des mots sur ses colères, sur sa violence. Ce n’est pas mon travail.
« Il faudrait que S. voit le psychologue scolaire, cela pourrait nous aider, cela devrait l’aider. Il est en grande difficulté, a du mal à lire, à écrire, à suivre les apprentissages. Il en a besoin, vraiment. Mais pour ça, il faut que vous soyiez d’accord, il faut signer ce papier.
– Hors de question, mon fils n’est pas fou.
– Personne n’a dit qu’il était fou. On vous dit simplement qu’on ne peut pas gérer ses crises tous les jours, qu’il faut que ça s’arrête et pour ça, on a besoin de comprendre d’où elles viennent. La psychologue pourra peut-être comprendre, elle.
– Non, laissez moi tranquille, je ne signerai pas ce papier, je vais le punir, il va se calmer. »
Il a fallu du temps, beaucoup de temps. De la confiance, à la place de la méfiance. Des discussions, devant l’école, dans la rue. Des crises, des sanctions, des enfants blessés aussi. Autant d’ingrédients, pas miracles, mais qui cette fois ont fini par payer. Elle a signé.
Cela n’a pas changé grand’chose, du moins au début. Les crises ont continué, les difficultés sont restées, les conflits ont perduré. Avec moi, avec les autres. Mais de nouvelles choses se sont installées, des pistes ont pu être explorées. Une Auxiliaire de Vie Scolaire pour l’aider, lui donner confiance, le canaliser. C’est ce qu’il lui faut.
Aussitôt dit, absolument pas aussitôt fait. Il faut remplir un dossier épais, recevoir un certificat médical, convoquer une équipe éducative avec la maman, l’enseignante, la directrice, la psychologue scolaire, l’enseignant référent de la circonscription en charge des demandes d’AVS. On est déjà au mois de mars. Ce ne sera pas pour cette année. C’est pas grave, il lui en faut une, on en est sûr.
Janvier suivant. S. est désormais en CM1. C’est difficile, le retard est énorme. Il s’accroche, il essaie, il n’a pas fait une seule crise depuis le mois de septembre. Il a toujours la même bouille d’ange et n’a plus l’air de s’en plaindre. Dans la cour, plus d’histoires, S. semble apaisé, un peu. Dans la classe, il est sur une table isolée, au fond, mais pas seul. Elle n’a pas de table mais une chaise toujours collée à la sienne. S. 58 ans, une AVS comme on en voit peu. A l’écoute, à la bonne distance. Il l’adore.
» C’est ma S. !
– Ta S. elle te fait du bien.
– Oui, elle m’aide.
– Elle fait les exercices à ta place?
– Non, elle m’explique, des fois elle écrit les réponses mais c’est moi qui lui dit. »
Devant la photocopieuse, la directrice vient me voir, c’est la nouvelle enseignante de S.. Elle me tend deux feuilles. Evaluation de mathématiques – CM1 – Les fractions. Toutes les compétences sont acquises, toutes, sans exception. Je te jure que je ne l’ai pas aidé dit son AVS, il a tout fait tout seul.
Dans la cour, j’aperçois S. au fond. Je l’appelle, avec mes yeux froncés, je lui dis de venir me voir, tout de suite.
» Qu’est-ce qu’il y a, j’ai rien fait, quoi ?
– Comment ça tu n’as rien fait, tu es sûr que tu n’as rien fait, je viens de voir la directrice.
– Eh beh quoi, elle t’a dit quoi la directrice, j’ai rien fait, j’te jure.
– Ce n’est pas ce qu’elle m’a dit. C’est quoi cette histoire ?
– Quelle histoire, j’comprends rien moi, je ne suis pas dans l’histoire.
– Comment ça tu n’as eu que des A en mathématiques ? »
S. remonte sa bouille d’ange, ses yeux pétillent, les miens aussi.
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