Le joli jardin de D.

Le jardin de l’iris à Giverny, Claude Monet

A ma collègue qui me demandait de lui expliquer les difficultés de D., je me souviens lui avoir répondu d’imaginer un beau jardin. Pas très grand, mais fleuri, avec quelques petits arbres et peut-être même une petite, toute petite mare dans un coin. Je dis peut-être parce qu’en fait, je ne sais pas bien à quoi il ressemble vraiment ce jardin, et c’est bien le problème.

Le joli jardin de D., il est encombré. Les branches des petits arbres se montent les unes sur les autres, les fleurs poussent, oui, mais les herbes folles sont plus nombreuses, plus hautes et plus odorantes. La petite mare déborde souvent, quand elle n’est pas complètement à sec. Il n’y a pas de saison dans le jardin de D., les abeilles n’y trouvent pas leur chemin et même le plus téméraire des papillons ne saurait pas où se poser tant la confusion qui y règne est immense.

Et pourtant, ai-je continué à expliquer, moi je sais que dans le jardin de D., on pourrait cultiver de bonnes choses, voir pousser de belles fleurs et même nicher de jolis oiseaux.

En attendant, c’est le bordel là-dedans alors on essaie de repousser cette branche en se disant qu’on va enfin y voir plus clair, mais il ne lui faut pas plus de trois minutes pour retomber et revenir tout obscurcir.

« D., quelles sont les lettres de ce mot ?

-m, a, c, h, i, n, e

-Oui, c’est bien, on essaie de le lire ?

D. se tord tout à coup les doigts, de vilaines grimaces apparaissent sur son visage et beaucoup de peur dans ses yeux.

– Mmmmmma

– Oui, la première syllabe, c’est ma. Tu lis la deuxième ?

– chi…

– Très bien ! La dernière maintenant ?

– ne.

– Ok, super D. On les remet ensemble ?

Les doigts se tordent à nouveau, les grimaces sont revenues et voilà les jambes qui s’agitent à leur tour. D. me regarde, secoue plusieurs fois sa tête pour dire qu’il ne sait pas, qu’il ne veut pas et je vois ses yeux s’éloigner de moi, du mot, des lettres et de tout le reste. La branche nous est retombée dessus et le rayon de soleil a disparu.

D. sait des choses, beaucoup de choses. Quand nous “questionnons le monde’’, D. a souvent le bras levé et les bons mots sortent de sa bouche, même s’ils ne sont pas dans le bon ordre. D. s’emmêle les pinceaux comme il s’amuse à emmêler ses doigts. Parce que le mot qu’il faut est comme l’abeille, il ne trouve pas son chemin dans ce jardin. Les lettres se bousculent en même temps que les idées, les sons ne sortent pas toujours très droits et la bouche se presse tellement qu’il est parfois difficile de comprendre ce qui en sort. D. sourit quand même, pousse ses lunettes sur son nez, se rassoit et se remet à tripoter ses doigts, peut-être pour les empêcher d’asticoter le voisin.

D. ne marche absolument jamais. Il court, il sautille, fait des pas chassés. Du banc jusqu’au tableau, de la classe jusqu’aux toilettes, il gigote, s’agite, saute à pieds joints. Il y en a de vilaines racines à éviter sur ton chemin D., mais fais-toi confiance, un pied devant l’autre et ça ira.

Il s’est battu D., toute l’année. Il a poussé les branches, a même réussi à en couper quelques-unes. Il a fini par accepter ce crayon qu’on demandait à ses doigts de tenir sans trop bouger. Chaque boucle refermée était une mauvaise herbe arrachée, chaque lettre formée était un arbre qui grandissait, chaque ligne respectée une fleur qu’on voyait enfin pousser.

Je suis une piètre jardinière, comme lui. Alors on a demandé de l’aide. Avec D., on a passé une petite annonce ; “Recherchons outils bien aiguisés et mains vertes pour débroussailler”. Un épais dossier nous avons rempli, avec toutes sortes de bilans dedans : ergothérapeute, orthophoniste, orthoptiste et d’autres trucs en -iste. J’aurais bien ajouté un mot du paysagiste. Maman a signé, Papa a tiqué.

On s’est quittés comme ca, D. et moi. Je lui ai dit de continuer à débroussailler et puis j’ai croisé très fort les doigts moi aussi, quitte à les emmêler.

Et puis il y a eu ce SMS, en ce jour de fin juillet : “Bonjour Madame F., je suis la maman de D., je voulais vous informer que D. aura bien une aide personnalisée pour la rentrée avec une Auxiliaire de Vie Scolaire attribuée par la MDPH. Cela lui sera d’une grande aide, je voulais encore vous remercier.”

Mes doigts j’ai dénoués et ce fut à mon tour de grimacer. Il parait que je suis moche quand je me mets à pleurer.

Jouer, ne rien imposer, encourager.

Quand la maman de E. est venue me trouver, je l’ai sentie d’entrée tout à fait désemparée. Elle ne savait pas bien comment me le demander, mais voilà, elle a fini par se lancer : quel est le cahier de vacances que je lui recommande d’acheter pour sa fille. Ma réponse a été claire, limpide, certains diront un peu catégorique : AUCUN. J’aurais pu ajouter quelque chose du genre « Foutez lui la paix », mais les termes étaient sans doute un peu mal choisis, même si l’idée était bien celle-là.

Foutez-leur la paix.

J’entends déjà gronder : l’année scolaire est trop courte, ces grandes vacances sont si longues que nos jolis chérubins vont « tout oublier ». Et vous, est-ce que, pendant vos trois semaines de coupures, en juillet, vous emportez dans vos valises un résumé des contrats en cours avec vos clients, un catalogue de toutes les références que vous avez vendues pendant l’année, une liste de vos patients, une photo de votre patron et que sais-je encore ? Est-ce qu’il vous est déjà arrivé de rentrer de congés et de ne savoir absolument plus rien faire au bureau, parce que vous aviez « tout oublié » ? Non. Pour vous les vacances, c’est le repos. Et bien pour eux aussi. C’est long, oui, mais ils sont petits.

La maman de E., tout de suite, s’est justifiée. C’est elle qui réclame, a t-elle alors ajouté, en caressant la tête de sa fille, dont les yeux brillaient déjà à l’idée de coller tous ces beaux autocollants, de terminer ces longues lignes d’écriture et de relier la maman panda à son petit, c’est en page 8, je n’ai rien inventé. Bien sûr qu’elle réclame, et je la comprends. Elles sont magnifiques ces têtes de gondole dans les supermarchés, tellement colorées, que j’ai presque envie de retourner en CP moi aussi. Dans les librairies, les maisons de la presse,il y en a partout. Tellement partout qu’on se sent mauvais parent si on en n’achète pas à son enfant. Tellement jolis que les enfants finissent persuadés qu’on va finalement les faire redoubler pendant l’été s’ils ne le font pas en entier. Le marché est juteux, que personne ne s’y trompe. J’ai un truc à proposer : si on arrêtait juste de faire croire à nos enfants qu’apprendre, c’est remplir un cahier, ne pas dépasser, gommer ses erreurs et ne jamais se tromper ?

Oui mais. Si c’était la maman de D., qui était venue me trouver ? Cette maman qui ne sait plus comment l’aider, qui désespère de voir son fils entrer au CE1 sans vraiment être capable de lire plus de deux lignes sans s’épuiser ? Si elle m’avait demandé : pendant tout ce temps, sans vous, qu’est-ce que je fais ?

Je lui aurais aussi dit « Foutez-lui la paix ». Je lui aurais aussi dit de le laisser se reposer, mûrir ce qu’il avait appris cette année, profiter d’elle et de son été. Et puis je lui aurais donné le même papier qu’à la maman de E. : celui de l’abonnement à la bibliothèque du quartier. Et j’aurais ajouté, au lieu de « Foutez-lui la paix »,  un seul petit mot, bien moins agressif, mais tout aussi urgent, à l’adresse de son enfant : « Lis ».

Donnez lui des livres, des livres et encore des livres. A la librairie, fermez les yeux sur la belle table pleine de cahiers de vacances à l’entrée et continuez d’avancer. Voilà, juste un peu derrière. Laissez le choisir ici, à la bibliothèque, parmi les prospectus de la boite aux lettres, dans vos placards. Qu’il sache que la lecture n’est pas une peine, qu’elle est la clé de tout le reste, parce qu’elle est plaisir, joie, bonheur, connaissance et bien d’autres choses encore. Amusez-vous des lettres, des mots et assemblez tout ça avec lui. Non, pas derrière une table, avec le doigt sévèrement posé sur chacune des syllabes que vous lui imposez de déchiffrer, mais sur un canapé, sur une serviette de plage, les pieds dans la piscine ou dans les rayons du supermarché. Tant que vous y êtes, profitez de la plage encore pour lui confier votre porte-monnaie pour aller acheter les glaces, que ce soit lui qui cherche les bonnes pièces pour payer, demandez lui de mettre la table, pour huit personnes s’il te plait, n’oublie pas de mettre deux cuillères pour chacun. Jouez, n’imposez rien, encouragez.

Alors plutôt qu’avoir ingurgité sans bien digérer le contenu d’une année scolaire résumée dans un joli cahier tout bien coloré, R., E. et tous les autres auront passé l’été à se reposer, à s’amuser et à apprendre sans s’y forcer. Ils en redemanderont, on sera là pour s’en occuper.

Le dernier jour d’école…

Le dernier jour d’école, il y a :


– Une maîtresse, en équilibre sur un escabeau bancal, en train d’essayer de dégrafer les affichages du mur sans trop les abîmer.


– Une poignée d’irréductibles élèves, suffoquant de chaleur, mais heureux d’être là pour déranger les jeux de société et puzzles que la dite maîtresse a passé une journée à vérifier. C’est au moment où tu leur demandes de tailler tous les crayons de couleur de la classe qu’ils commencent à se demander s’ils n’auraient pas mieux fait de rester couchés.


– Une « To-do-list » magique, qui a la capacité de s’allonger toute seule au fil de la journée. A chaque fois que tu viens barrer quelque chose, il y a au moins trois autres choses qui apparaissent.


– Des réunions à s’arracher les cheveux et se crêper le chignon pour essayer de finaliser les listes d’élèves de l’année suivante, tout en sachant que tout sera à refaire à la fin de l’été, merci les déménagements et les nouveaux arrivés.


– Le site internet pour faire tes commandes de matériel qui refuse de fonctionner, on te demande presque poliment sur l’écran de réessayer, mais tu es déjà super à la bourre alors tu finis par crier sur ton ordinateur et les enfants te regardent un peu médusés.


– De – plus ou moins – jolis dessins qui s’accumulent sur le bureau de la maîtresse, réalisés par les irréductibles, bah oui, faut bien s’occuper. Tu avais mis de côté une bonne tonne de feuilles de papier à réutiliser, ils en ont déjà descendu les deux tiers. Heureusement que GreenPeace n’a pas prévu de passer aujourd’hui.


– Le repas de fin d’année, pour la pause déjeuner, avec tes collègues et les nouveaux nommés. Tu découvres la remplaçante que tu n’as pas vue de l’année, normal, elle était en arrêt. Personne n’est d’accord sur le menu, Muriel Robin va encore se pointer pour l’addition, on va bien se marrer.


– Les cadeaux des enfants, pour te remercier. Tu vas pouvoir peaufiner ta collection de mugs (oh, eh, j’en ai eu un qui change de couleur quand on met quelque chose de chaud dedans !).


– Les cadeaux que les parents ont tenu à venir te remettre en mains propres : comme cette croûte récupérée dans un vide-grenier qui semble représenter une plage, à moins que ce ne soit le désert (?!) et cette cage à bougies du plus bel effet. Tu dis merci, qu’il ne fallait pas – vraiment pas, et tu cherches un endroit où les planquer.


– Et puis il y a les au-revoir, quelques fois mêmes les adieux. Des qui font mal, qui serrent le cœur et qui piquent les yeux. Des qui sont doux, avec un petit bisou, et surtout des qui rendent joyeux quand on s’aperçoit que pendant ces quelques mois, là, avec eux, on a été heureux.

Bref, je les ai fait marcher.

En règle générale, c’est dans le bus que les choses sérieuses commencent réellement. Au bout de dix, parfois seulement cinq minutes, quand le teint de M. tourne au très pâle, que les yeux de R. se mettent à tourner dans le mauvais sens et que tu as juste le temps de te dédoubler pour leur apporter à chacun un sac en plastique que, cette fois, tu avais pensé à emmener. Le premier vomi sorti, tu peux tranquillement déclarer la sortie de fin d’année officiellement entamée. C’est comme couper un ruban rouge, mais avec des grumeaux et l’odeur en plus.

Alors ensuite tu les comptes quand ils descendent du bus, juste pour être sûre qu’il n’y en a pas un qui s’est endormi dans le vomi du copain. Tu leur visses les casquettes sur la tête, vas récupérer le sac de pique nique que L. a oublié à l’intérieur, demande à M. pourquoi elle est venue en sandales alors que tu lui avais bien expliqué qu’aujourd’hui, on allait marcher et te voilà quasiment prête à leur demander de te suivre, où tu iras ils iront, pas fidèles et carrément pas à l’ombre.

Le problème, c’est quand la randonnée que tu as prévue commence par une bonne centaine de mètres sur la route, forcément avec des virages, forcément carrément dangereux. Tu flippes parce que ni R., ni T. et encore moins O. ne comprennent précisément le concept de « rester en file indienne sur le côté ». Du coup, tu prends les choses en main, les bras tendus au max du max, tu marches à pas chassés, faudra te passer sur le corps d’abord pour espérer les renverser.

Ta collègue qui mène le cortège marche évidemment beaucoup trop vite. Toi, tu t’es postée au fond, avec les escargots, les turbulents qu’on t’a envoyés en cours de balade, les pas contents et M., ses sandales et les cailloux qui se coincent à l’intérieur. P. te demande toutes les 45 secondes à peu près si on peut s’arrêter pour boire. A. te fait bien comprendre, en soufflant avec beaucoup de bruit, que franchement, il est épuisé et que s’il avait su, il serait pas venu. Tu regrettes bien fortement toi aussi qu’il n’ait pas su.

La randonnée avance et de mauvaises pensées t’envahissent insidieusement. En oublier un, assurer à cet autre qu’il faut tourner là et partir en courant, rajouter quelques pierres dans le sac à dos de celui-là, ça lui passera peut-être l’envie de chanter du Soprano en boucle depuis une heure, dessiner une fleur sur le bras de celle-ci avec la crème solaire, sa mère trouvera sûrement ça très classe.

Alors tu regardes ta montre et tu respires tout à coup beaucoup mieux. Selon le petit dépliant de la randonnée, on devrait arriver dans dix minutes. C’est passé vite finalement. La collègue de devant s’arrête alors et hurle « Pause, on est à mi-chemin » et tu sens tes jambes défaillir, si tu simules un malaise, tu finiras peut-être le trajet sur les épaules du joli remplaçant, là juste devant.

Le dos plein de sueur, les mains grises de la terre qu’ils ont grattée à chacune de leur chute, le visage meurtri par tant de souffrance imposée à de si petits êtres en une matinée, les voilà arrivés et prêts à pique-niquer. Après le ruban rouge, on est là dans le vif de la sortie de fin d’année. Grosse déception cette année, avec seulement un hamburger froid de chez Mac Do et son paquet de frites tout aussi froides, mais quand même un peu réchauffées quand elles se sont une à une renversées dans le sac à dos pendant la randonnée. Il a quand même fallu suggérer à A. de commencer par le sandwich avant de manger la pomme, mais là-dessus, ne soyons pas fermés d’esprit. Pour sûr, aucun d’entre eux n’avait encore une seule goutte d’eau dans sa bouteille, la cohue autour du robinet a donc eu lieu. Pas de blessé, quand je vous dis qu’on est sur un cru assez exceptionnel.

Ensuite, le village il a fallu visiter. Avancer, s’arrêter, écouter la guide expliquer comment cette magnifique voûte a été construite, pourquoi cette pierre a une couleur différente des autres. Trouver ça quand même super intéressant et tout à coup regarder le groupe d’enfants et constater que trois sont allongés au milieu de la ruelle, deux affalés contre la porte du restaurant, trois autres jouent à trappe trappe sur la place derrière toi et le reste de la bande, en grande partie non francophone, regardent avec les yeux écarquillés la dame, pourtant très enthousiaste, comme s’ils la suppliaient d’arrêter.

Il est 16h et quand tu vois le bus du retour entrer sur le parking, tes yeux à toi pétillent à nouveau. C’est fini, tu vas rentrer. Dans moins de deux heures, sous ta douche, tout ceci sera oublié. Alors une fois que tu les as comptés, regrettant presque de ne pas en avoir oublié – j’ai dit presque – tu les brieffes en leur demandant de profiter du retour pour se reposer et tu leur proposes même un grand jeu : et si on chuchotait ? Le jeu le plus pourri du monde, te répondent-ils avec leurs têtes pourtant fatiguées et le volume augmente, augmente, jusqu’à ce que le bus, en plein milieu de la route s’arrête. Silence complet. Le chauffeur se tourne vers toi et tes collègues, lève les deux mains sur les côtés. Désolé. En panne. Il va falloir qu’un autre bus vienne vous chercher.

Il est 18h, ta douche a été l’une des meilleures de ta vie. Tu te poses sur ton canapé, demande à tes enfants de s’approcher. Sur ton téléphone, tu leur montres les photos que tu as prises aujourd’hui, la randonnée, le pique-nique, les chansons qu’on a chantées. Ton plus jeune fils te dit « Maman, vous avez l’air de vous être vraiment régalés ! ».

Tu le regardes et tu sais que ce qu’il dit est vrai.

Les mots qu’il faut

Il y a un jour où je m’étais promis de les compter. Les décousus, les murmurés, les collectifs, les spontanés. Je me suis retrouvée forcée d’abandonner.

D’abord parce qu’ils sont nombreux. Pas trop nombreux, ça jamais. Mais fréquents, ça oui. Une feuille photocopiée posée sur la table. Le mot oui donné en réponse à n’importe quelle question et les voilà qui arrivent juste derrière. Un compliment sur le nouveau manteau, le serre-tête licorne, ou les lacets faits tout seul et ils resurgissent comme s’ils attendaient juste là, au bout des lèvres, d’avoir le droit de sortir, quitte à se répéter.

Ensuite parce qu’il y en a qui sont automatiques, qui sortent sans réfléchir, et qui perdent peut-être parfois un peu de leur sens.

Aussi parce que d’autres se font attendre.

Enfin parce que certains sont si sincères qu’ils n’ont pas à être comptés.

Quoi qu’il en soit, ces deux petits mots ont tant d’importance pour moi, tant de résonance dans mon quotidien que je les ai choisis pour donner un titre à un livre, et un nom à un blog.

Ils rythment tant mes journées qu’ils ont le méga-pouvoir de me faire oublier les décibels de la récré, les poux que j’ai vu sauter dans la tête de S. toute la journée, les pleurs de H. quand M. n’a plus voulu jouer avec elle, le cahier de D. sur lequel je désespère de voir des mots écrits à l’horizontale, le poème de J. pour L., qu’elle n’a pas daigné regarder, et qu’il avait pourtant mis tant de temps à recopier et illustrer, le coup de fil de l’éducateur au sujet de papa de S. qui va bientôt être libéré, le dossier de 25 pages que j’ai passé deux mois à rassembler et rédiger, pour essayer d’obtenir une AVS pour D., la maman de I.  qui, devant le portail de l’école m’a demandé si j’attendais une fille ou un garçon, en reluquant le gras du bide dont je peine à me débarrasser, la grosse fatigue en rentrant de mes journées.

Ces deux petits mots ont ces pouvoirs-là, oui, et bien d’autres que j’oublie.

Merci, Maîtresse, surtout, dites lui !

Ce qu’on vient juste de leur donner

Dans ma REPpublique à moi, on regarde arriver les enfants. D’où qu’ils viennent, le portail leur est ouvert. On leur offre une petite table, une chaise parfois bancale, quelques crayons et des sourires. Et puis parfois, on s’apprête à les regarder partir, sans qu’ils ne sachent eux-mêmes où ils échoueront.

Il a posé ses deux mains sur les joues de son petit frère. Il les a posées là et il a approché le petit visage pour l’embrasser, fort, sur ces joues roses. Ils étaient devant le portail de l’école. O. avait le dos contre le mur. Sa sœur, M. était juste à côté. Aujourd’hui, comme depuis quelques jours, c’est le grand frère, dont je ne connais pas le prénom, qui vient les chercher au moment du repas, et les ramène ensuite.

Quand nous avons quitté cette table en plein soleil autour de laquelle nous avons bu un café avant de redémarrer la journée, on les a vus, tous les trois, sortir de l’hôtel. Le grand frère tenait le plus petit par les épaules, la fille suivait.

Lundi, c’est nous qui sommes entrés dans ce hall d’hôtel. Nous avions raccompagné O. et M. Personne n’était venu les chercher. La réceptionniste a téléphoné dans la chambre et a réveillé le grand frère, qui ne savait pas qu’on avait changé d’heure. Papa n’est pas là. Il a trouvé un petit travail. Il fait la plonge, contre quelques billets. C’est ce qu’on comprend quand O. nous raconte, en mélangeant l’anglais qu’il sans doute appris sur la route, l’allemand qu’il a picoré pendant ces quelques mois là-bas, le serbe, sa langue d’origine, et les quelques mots de français qu’il a déjà réussi à enregistrer. O. nous l’a expliqué dans la matinée, quand on a voulu, comme les autres jours, lui donner quelques gâteaux pour compenser le petit déjeuner qu’il n’avait encore pas pris. « Aujourd’hui, non merci, mangé, oui, Papa argent, c’est bon maîtresse ».

Maman n’est plus là. Depuis longtemps, depuis avant. Maman, on la leur a pris, là-bas, dans leur pays. Comme on leur reprend aujourd’hui ce qu’on vient tout juste de leur donner.

Maintenant, ils sont là, devant le portail. Ils se parlent, se promettent de se retrouver là ce soir, sûrement. Je ne connais pas leur langue, je ne sais rien de ce qu’ils peuvent se dire et ressentir, là maintenant. Peut-être que les petits assurent au plus grand qu’ils seront sages, qu’ils apprendront et qu’ils n’y penseront pas, au moins pendant quelques heures. Peut-être que le plus grand rassure les plus petits, leur dit de ne pas s’inquiéter, que Papa va trouver une solution, qu’il leur reste trois jours pour ça. Trois petits jours, trois petites nuits.

Lundi, à 12h, ils devront, tous les quatre, avec Papa, avoir quitté la chambre d’hôtel que l’association leur payait depuis quelques semaines. Quitter la chambre, rendre les clés et s’en aller. S’en aller où ? Papa a protesté, a supplié, a expliqué qu’il n’avait même pas de valise pour y mettre les vêtements qu’on leur a donnés. L’association est désolée. Leur dossier n’est pas recevable. Déboutés ici, déboutés ailleurs. Même pas reconduits, même pas remerciés. Il doit y avoir une case qu’ils pourront cocher, il y a forcément une ligne qu’ils pourront remplir, un dossier qu’ils pourront déposer. N’importe quoi pour ne pas que nous ayons, lundi, à les regarder sortir une nouvelle fois de ce hall d’hôtel, avec de grands sacs noirs faisant office de valises et la rue comme seule destination. Pour ne pas que nous les regardions partir, les bras ballants et le cœur retourné.

Entre nous tous.

Dans ma REPpublique à moi, on entend les bruits de dehors. On entend aussi les bruits des autres REPpubliques. Ils ressemblent aux notres, souvent. Certains n’en sont même que les échos.

Je ne le connais pas, Jean. Je ne sais rien de son histoire. Presque rien des détails qui l’ont amené si loin. Mais je le comprends. Je crois même que je peux ressentir assez exactement ce qu’il a ressenti, ce jour là, et les jours qui ont suivi.

Hier, quelques heures à peine avant que je lise ce qui était arrivé à Jean Willot, E. a décidé de descendre les escaliers sur les fesses, pour aller en récréation. Il était à l’arrière du groupe, alors on ne l’a pas vu tout de suite. C’est quand Y. a trébuché sur lui et a failli taper la tête sur les marches qu’on a réalisé.

Mon collègue a demandé des explications à E. qui ne lui en a évidemment pas données. Le maître a haussé un peu le ton. Toujours rien. Un peu plus fort. Il a exigé de E. qu’il présente des excuses à Y. E. a beaucoup pleuré. Il a fini par s’excuser.

Et après ? Et quand E. est rentré chez lui ? Qu’a t-il raconté à ses parents ?Comment Maman a t-elle entendu les pleurs que son enfant lui a racontés ?Comment Papa a t-il compris la colère du maître que E. a décrite ?

Les parents de E. ont entendu, compris et approuvé. Les parents de E. ont expliqué, eux aussi, à leur fils qu’il devait se comporter autrement, penser aux autres, ne pas se mettre en danger, ne pas blesser ses camarades.

Et le fleuve de ma REPpublique a continué à couler – presque – tranquillement.

Cela n’a pas été le cas pour lui. Pour cet enseignant, là-bas. Son fleuve a cessé de couler. Un immense barrage s’est dressé. Qu’il n’a pas réussi à surmonter . Il a préféré abandonner le navire, ou plutôt le radeau sur lequel il avait vogué déjà tant d’années.

Je ne sais pas exactement ce que son E. à lui avait fait. On me parle ici aussi d’escaliers. Le hasard n’en est pas un. On me parle ici aussi de voix levée . Ici encore de bras tiré. Le mot violence est prononcé. Intolérable, évidemment, inacceptable, si elle a existé.

Je ne vois nulle part le mot dialogue.

Je ne vois plus le mot confiance.

Ce petit mot que certains aiment tellement utiliser, nous concernant. Parce que c’est bien de ça dont il s’agit. L’école de la confiance, oui. Du dialogue. Du respect.

Entre nous tous.

Soutien à la famille de Jean Willot, à ses collègues et à ses élèves.

Anouk F.

Entre vos mains.










Je l’imagine ce matin, serré dans un carton. Il attend que quelqu’un défasse le scotch. Le coup de main expert arrive. Un grand coup de cutter bien placé pour ne pas écorcher sa couverture. Les volets du carton s’ouvrent grand, la lumière entre enfin. Il est peut-être juste au-dessus, peut-être pas.





En le prenant dans les mains pour le sortir de là, on le trouve forcément doux, forcément beau, peut-être même un peu chaud.





On en a fait quoi ensuite ?





On l’a posé. On l’a rangé. Ou exposé.





En me promenant, aujourd’hui, dans les rues de cette trop grande ville ou le ciel nous tombe sur la tête sans discontinuer, je l’apercevrai peut-être. Dans cette vitrine.





Dans les mains de cette dame. Elle sera en train de lire ce qu’il y a écrit derrière. Est-ce que ça la fera sourire ? Est-ce que ça lui donnera envie d’en savoir plus ? Est-ce qu’elle va l’emmener avec elle ? Le lire ? L’offrir ?





Quelqu’un d’autre le touchera alors. Tournera les pages. Sourira. Rira. Pleurera. S’agacera. Le refermera tout de suite, ou plus tard. Et en parlera. Ou pas.





Je l’imagine ce matin entre vos mains et je me dis que c’est une sacrée aventure, tout ça. Que l’ aventure commence tout juste, finalement.





Merci Maîtresse est en librairie aujourd’hui.





Prenez en soin.





D’ici ou d’ailleurs.

Dans ma REPpublique à moi, on ouvre nos portes et on y laisse entrer des petits bouts du monde entier. Quand le portail se referme, les mots se mélangent, les langues se lient et se délient.

C’est à se demander s’ils n’ont pas un langage secret. On a même essayé de s’approcher, l’autre jour, en récréation, pour deviner quelle langue ils utilisaient. O. était arrivé le matin même, A. quelques jours plus tôt. Ils n’avaient même pas eu besoin de se saluer, ni même d’échanger leur prénom. Ils jouaient. Ils se comprenaient.

Pourtant en classe, je n’avais pas entendu le son de la voix de A. Des petits bruits, parfois pour dire « Je ne comprends pas ». Des mains qui se tordent, de gêne sûrement, d’impatience sans doute aussi. Et puis des yeux qui crient « Au secours, parle moi dans ma langue, j’ai mal à la tête ».

J’ai dû regarder précisément sur le planisphère de la classe pour localiser son pays. J’en avais une très vague idée. On a regardé tous ensemble, sur le globe aussi ensuite. Ils ont tous dit « Waouh ! C’est loin maîtresse ! » et se sont retournés pour l’observer encore un peu plus fixement. On a rajouté une petite punaise, comme on l’avait fait pour M., pour B. et pour l’autre M. A. a applaudi et puis il est reparti jouer.

Difficile, très difficile pour lui, de rester assis. Il y a cette langue dont il ne comprend pas un traître mot mais il y a surtout ces règles, ces normes, qu’il ne connaît pas. Sur son dossier, il y a écrit : NSA. Aucun rapport avec le renseignement américain, ça veut dire « Non Scolarisé Antérieurement ». Autrement dit, à 6 ans et demi, dans ce pays si loin d’abord, puis pendant ce voyage si long dont je ne connais rien, il n’a jamais mis un pied dans une école. Il en a peut-être rêvé. Il a peut-être vu d’autres enfants y aller. Ses parents lui en ont sans doute parlé. Mais il n’y est jamais allé. Jusqu’à aujourd’hui, ici, avec nous, dans ce pays qu’il ne connaît pas, avec ces enfants qu’il ne comprend pas.

Le matin, quand les autres viennent autour de moi, sur le banc, pour me montrer comment ils savent bien lire maintenant, je lui demande de s’asseoir un peu plus loin. Une grande table ronde pour lui tout seul et des petites lettres, mélangées dans une boite. J’écris des mots sur une feuille et lui demande de chercher les lettres dans la boite. Il essaie, tire la langue sur le côté, gémit étrangement par moments. Il regarde souvent vers la porte, espère sans doute que la maîtresse qui s’occupe des enfants qui ne parlent pas encore notre langue, vienne le chercher.

Il bouge beaucoup, tout le temps. Je mets ça sur le compte de son indiscipline, de son inexpérience de l’école, du cadre, de la vie avec les autres. Mais je m’interroge. Ses attitudes sont parfois inappropriées, ses gestes souvent violents. J’en parle avec Papa, devant le portail. On parvient à communiquer en anglais. Il s’excuse dix fois, vingt fois. Me dit qu’à l’hôtel, c’est pareil. Il fait du bruit, bouge, saute, remue. Désolé. Je lui dis de ne pas l’être, que A. va s’apaiser. J’essaie d’y croire pendant que je promets.

L’autre jour, dans la classe d’à côté, O. est arrivé. Un long voyage aussi, avec des détours, comme a essayé de le raconter son papa, quand il est venu l’inscrire. Leur pays est si petit qu’on peine à lire son nom sur le planisphère. Même si ce pays là, tout le monde en a entendu parler. La Serbie. O. aussi a droit aux trois petites lettres d’agent secret sur son dossier. Lui aussi a la tête embrumée de ces mots qu’il ne comprend pas et les yeux remplis de « aide-moi ».

Alors ces deux-là se sont retrouvés dans notre cour de récréation, un beau matin de février.
Ces deux-là n’ont pas eu à se saluer, ni même à se demander comment ils s’appelaient.
Ils ne se sont pas préoccupés un instant de la langue que parlait l’autre.
Ils se sont juste trouvés.
Ils ont décidé de jouer ensemble.
Comme si le déracinement remplaçait la langue, qu’il leur suffisait de se regarder.
Que chacun pouvait utiliser ses mots parce qu’à ce moment là, ce n’est pas comme ça qu’ils se comprenaient.

La maîtresse a un truc à vous dire…

Je me disais que ça serait bien d’écrire comment tout a commencé.
Je me disais que c’était peut-être le bon moment, vu ce qui est sur le point d’arriver.

C’était il y a un peu plus d’un an.
Jusque là, je me contentais d’en parler.
Je rentrais le soir et je lui disais.
Je lui parlais de ce que ça me faisait, de la manière dont ça me pesait, des fois.
Je lui décrivais S., j’essayais d’imiter H., quand il faisait le zouave, dans la classe.
Il m’écoutait.

Un jour, je me suis dit que je pourrais peut-être l’écrire.
Pas pour les autres, non, pour moi, comme ça, comme un exutoire.
On m’a dit : « fais le lire, pourquoi pas un blog ? »
J’ai essayé. Assez vite, vous avez été quelques-uns à me suivre, à me lire, à commenter.
J’ai eu envie de continuer.

Il y avait des profs qui m’écrivaient et me disait « Ah ? Toi aussi, tu as vécu ça ? » .
Il y a eu des mamans qui m’ont dit « Ah bon, alors, ça se passe comme ça ? »
Des ni-parents ni-profs qui commentaient : « Alors, c’est ça votre métier ? »
Le blog a vécu et vit encore.
Repris ici et là, parfois.

Et puis un (très beau) jour du mois de mars, quelqu’un m’a contactée.
Une dame avec un prénom qui sonnait déjà comme un joli cadeau.
Elle m’a demandé si je voulais, si je pouvais, écrire un livre.
Si je voulais, ça oui.
Si je pouvais, je me suis d’abord dit que non.
Et puis j’ai essayé.
Elle m’a relue, encouragée, jamais lâchée.
Et l’aventure était lancée.

Un an plus tard, Merci Maîtresse est donc un livre.
Pas la republication des chroniques que vous lisez ici, non.
Un récit. Celui d’une école, d’une année scolaire, d’une classe.
Des enfants, des profs, des parents.
Des rencontres, des séparations.
Des journées ordinaires, d’autres qui le sont un peu moins.

Merci Maîtresse, le livre, publié au Cherche-midi, vous attendra dans toutes les bonnes (et moins bonnes) librairies à partir du 7 mars prochain, autant dire quasiment demain.

En attendant de pouvoir le lire et de m’écrire ici ce que vous en avez pensé, vous pouvez en admirer la (très jolie) couverture.

Sur la « quatrième », on peut lire ça :

« C’est l’histoire de Carla, qui est venue et qui a dû repartir. Trop vite.
C’est l’histoire de Martim, qui aurait préféré ne pas être là, avec nous.
C’est aussi celle d’Habib, qui espère chaque matin qu’il y aura sport aujourd’hui.
C’est l’histoire de Valentine et de son papa.
D’Adriano et de la quiche qu’il a vomie sur sa dictée ce matin.
De Timéo, qui n’avait pas de chat mais des griffures quand même.
De la corde de Laurence, la directrice, sur laquelle on a un peu trop tiré.
C’est leur histoire à tous.
Et la mienne, aussi.
L’histoire de mon école, de notre école. Et de la vôtre aussi, sûrement. »

Les très pressés peuvent même le pré-commander ici, ou .
Les bien intentionnés ont même le droit d’en toucher un mot à leur petit (ou grand) libraire de quartier.
Tout le monde a (plus que) le droit d’en parler tout autour de lui, et même encore plus loin, s’il lui en dit.

Anouk F.