Chroniques

Les mots qu’il faut

Il y a un jour où je m’étais promis de les compter. Les décousus, les murmurés, les collectifs, les spontanés. Je me suis retrouvée forcée d’abandonner.

D’abord parce qu’ils sont nombreux. Pas trop nombreux, ça jamais. Mais fréquents, ça oui. Une feuille photocopiée posée sur la table. Le mot oui donné en réponse à n’importe quelle question et les voilà qui arrivent juste derrière. Un compliment sur le nouveau manteau, le serre-tête licorne, ou les lacets faits tout seul et ils resurgissent comme s’ils attendaient juste là, au bout des lèvres, d’avoir le droit de sortir, quitte à se répéter.

Ensuite parce qu’il y en a qui sont automatiques, qui sortent sans réfléchir, et qui perdent peut-être parfois un peu de leur sens.

Aussi parce que d’autres se font attendre.

Enfin parce que certains sont si sincères qu’ils n’ont pas à être comptés.

Quoi qu’il en soit, ces deux petits mots ont tant d’importance pour moi, tant de résonance dans mon quotidien que je les ai choisis pour donner un titre à un livre, et un nom à un blog.

Ils rythment tant mes journées qu’ils ont le méga-pouvoir de me faire oublier les décibels de la récré, les poux que j’ai vu sauter dans la tête de S. toute la journée, les pleurs de H. quand M. n’a plus voulu jouer avec elle, le cahier de D. sur lequel je désespère de voir des mots écrits à l’horizontale, le poème de J. pour L., qu’elle n’a pas daigné regarder, et qu’il avait pourtant mis tant de temps à recopier et illustrer, le coup de fil de l’éducateur au sujet de papa de S. qui va bientôt être libéré, le dossier de 25 pages que j’ai passé deux mois à rassembler et rédiger, pour essayer d’obtenir une AVS pour D., la maman de I.  qui, devant le portail de l’école m’a demandé si j’attendais une fille ou un garçon, en reluquant le gras du bide dont je peine à me débarrasser, la grosse fatigue en rentrant de mes journées.

Ces deux petits mots ont ces pouvoirs-là, oui, et bien d’autres que j’oublie.

Merci, Maîtresse, surtout, dites lui !

Ce qu’on ne lui a pas dit.

Scultpture de Bruno Catalano

L. est partie un mardi du mois de mai.

L. est partie et personne ne s’y fait.

L. est partie et on a tous pleuré.

La voiture de Papa et Maman attend devant l’école. Dans le coffre, les quelques affaires ramassées dans la chambre d’hôtel qu’ils occupaient depuis six mois, juste en haut de la rue. Cette chambre d’hôtel dont L. nous disait qu’elle était petite, dans laquelle ils dormaient tous, depuis trop longtemps. Cette chambre d’hôtel qui avait pris la suite d’une autre, et d’une autre encore.

Huit ans. Huit années qu’ils ont quitté leur pays pour venir essayer ici.

Huit années qu’ils ne savent pas s’ils pourront rester mais qu’ils se battent pour en avoir juste le droit.

Au volant de la voiture, Papa attend. Maman est avec nous, elle prend nos mains, nous remercie, s’excuse, encore et encore. On ne sait pas bien de quoi, mais on l’écoute, on accepte les mains qu’elle nous prend, on lui rend le sourire qu’elle nous donne. Elle dit qu’elle ne va pas y aller, y retourner. Qu’ils vont se cacher. C’est pas bien, pour les enfants, je sais, mais on va se cacher. Autour de nous, le petit frère de L. court, rigole. Trop petit pour comprendre, pour savoir ce qui l’attend, et ce qui ne l’attend plus. En retrait, la grande sœur de L. sourit aussi. Calme, sereine, elle croit, elle pense, elle rêve qu’elle va revenir, refuse de nous dire adieu.

Toute la journée, L. s’est contenue. J’ai eu l’impression qu’elle jouait plus fort, qu’elle riait plus vite, qu’elle prenait tout ce qu’elle pouvait. C’était comme si elle avait emmené à l’école un grand sac et qu’elle avait décidé d’y mettre tout ce qu’elle voulait emmener avec elle : les sourires des copains, les mots de la maîtresse, les bruits de la récré. Elle a passé la journée à ouvrir son grand sac et, avec ses yeux qui pétillent et son sourire malin, elle y a mis tout ce qu’elle voyait, tout ce qu’elle entendait. Elle a eu du mal à se résigner à le refermer, quand la cloche a sonné.

Devant le portail, ensuite, L. a sauté dans nos bras, les uns après les autres.

Elle s’y est accrochée, a posé sa tête sur notre épaule, nous a serrés très fort.

Elle a pleuré, beaucoup. Ses longs cheveux noirs la gênaient.

On l’a serrée nous aussi, on lui a dit qu’on ne l’oublierait pas, qu’elle allait vivre encore de belles choses, qu’elle allait continuer à apprendre, à sourire, que sa route était encore longue et qu’elle ne s’arrêtait pas devant le portail de cette école, ce portail qu’elle aurait aimé franchir encore tant de fois.

On ne lui a pas dit que c’était injuste.

Qu’il n’y avait absolument aucune réponse à la question qu’elle n’a pas osé nous poser mais que ses yeux, tout seul, criaient. Pourquoi.

On ne lui a pas dit que ce pays dans lequel elle est née, celui dont elle parle, lit et écrit si bien la langue ne voulait plus d’elle, simplement parce que ses parents ne sont pas nés au bon endroit.

On ne lui a pas dit que cette école qui lui avait ouvert les bras, l’avait regardée briller, pétiller, courir, jouer, aimer n’était désormais plus la sienne, que c’était comme ça et puis c’est tout.

Qu’aucun d’entre nous n’était d’accord avec ça mais qu’aucun d’entre nous n’avait le pouvoir qu’il en soit autrement.

On ne lui a pas dit qu’en plus de pleurer, on avait tous envie de gerber.

On ne lui a rien dit de tout ça.

On l’a serrée dans nos bras, on a chaussé nos lunettes de soleil pour cacher nos yeux rougis, on l’a regardée partir et on a refusé de s’habituer.

Anouk F.

Comme elle respire.

Dans ma REPpublique à moi, on accueille les mots, les maux, les gestes. Ceux qu’on contrôle et ceux qui nous échappent.

Quand les mots sont sortis, quand elle s’est mise à crier, ce n’était ni le moment, ni le lieu, et encore moins la manière. Mais E. avait décidé que ce serait maintenant et que ce serait sur ce ton là. Quelque chose d’inconscient avait sans doute mûri et il fallait que ça sorte urgemment, maintenant, au milieu du vestiaire de la piscine.

J’étais en train d’essayer de faire entrer les longs cheveux de M. dans son bonnet, de dire à S. de bien ranger ses chaussettes dans ses chaussures pour être sûre de les retrouver et de secouer un peu L. qui avait décidé de ne pas se presser. Je faisais tout ça, le vestiaire bourdonnait quand E. s’est retournée et a crié : « C’est pas moi qui ai volé l’argent dans le sac de Maman, c’est pas moi, c’est Papa, il n’y a qu’à voir, les billets sont dans la poche de son manteau. ». Les abeilles se sont toutes arrêtées en même temps et on a toutes regardé E., les yeux écarquillés. Elle ne regardait que moi, ses sourcils me suppliaient de la croire et elle répétait : « C’est pas moi, c’est pas moi ».

Je ne savais évidemment pas de quoi elle parlait. Mais je connais un peu E., alors je me suis approchée, je lui ai dit que j’avais bien entendu et que je lui promettais qu’on en reparlerait, mais pas maintenant et pas ici. Elle a acquiescé et a eu l’air d’oublier, au moins un peu. Moi, je n’ai rien oublié. J’ai même ressassé, je l’ai observée et me suis un peu inquiétée.

E. a 6 ans.

E. ment. Beaucoup. Souvent.

E. vole. Dans les cartables des copains, dans les poches et ailleurs.

Alors quand elle m’a parlé du sac de Maman, du manteau de Papa, des billets et de tout ça, forcément, je me suis souvenue.

Je me suis souvenue de cette première semaine de classe. Quand j’ai confisqué le bracelet de S. parce qu’elle jouait avec. Quand j’ai voulu le rendre à S. à la fin de la matinée et qu’il avait disparu de mon bureau. Quand je l’ai retrouvé au fond du cartable de E. et qu’elle a d’abord longtemps essayé de me convaincre que quelqu’un l’avait mis là. Non, que c’est peut-être Maman qui m’a acheté le même et qui me l’a pas dit alors elle l’a mis dans mon cartable. Non, je sais, en fait, c’est celui de ma petite sœur, je le reconnais. Qu’elle a fini par craquer, pleurer, exploser, poser sa tête sur mon épaule, renifler et me promettre, yeux dans les yeux, qu’elle ne le ferait plus. Je n’ai pas eu de mal à me rappeler qu’elle avait recommencé.

Un peu plus tard, ailleurs, j’ai donc demandé à E. de venir m’expliquer. Avant qu’elle ne commence, je lui ai rappelé qu’elle devait me regarder dans les yeux, ne pas me mentir et qu’à partir de là, je voudrais bien croire tout ce qu’elle avait à me dire et à me raconter. E. a pris une grande inspiration, a fixé le bout de ses pieds et a parlé, très vite, des billets, de Maman, de Papa, du manteau et du sac. J’ai posé ma main sur son menton, j’ai relevé son visage vers moi et je lui ai demandé de recommencer, moins vite et en me regardant vraiment, cette fois. Les yeux qui se sont levés vers moi étaient mouillés, les joues étaient rouges et aucun mot n’est sorti. On a écouté ensemble ce silence et je lui ai promis que je viendrai avec elle pour parler à Maman, ce soir.

Maman a levé les yeux encore plus haut, vers le ciel carrément. Elle a soufflé, soupiré, agacée, fatiguée, dépassée. Deux jours que je cherche cet argent, deux jours que je sais que c’est elle. J’ai tout essayé, je l’ai punie, menacée, rien. J’ai même vidé ses tiroirs, soulevé son matelas. Je commençais à croire que j’étais folle, madame, folle. La voix est montée. Elle a tremblé en même temps. J’ai demandé à E. d’aller s’asseoir un peu plus loin mais de promettre d’abord à Maman de lui rendre les billets, dès qu’elles seraient rentrées. Elle a dit oui avec une toute petite voix, sans s’excuser vraiment, et elle s’est éloignée.

Alors Maman a pleuré. Je n’ai pas vraiment pu la rassurer. Avec des mots qui m’ont semblé justes mais qui ont sûrement continuer de la blesser, je lui ai dit qu’il fallait prendre tout ça au sérieux, que les choses s’accumulaient, qu’il était important, urgent de s’en préoccuper. Avec une toute petite voix, elle a dit oui, en s’excusant pour de bon, et elle s’est éloignée.

Bref, j’ai emmené mes élèves à la piscine.

Dans ma REPpublique à moi, on apprend à évoluer dans toutes sortes de milieux, plus ou moins accueillants, plus ou moins hostiles…

Les choses avaient pourtant l’air de bien commencer. Dans le couloir devant la classe, à 8h35, dès que le premier est arrivé, je suis allée derechef vérifier qu’il avait pris son sac. Je l’ai ouvert et j’ai tout sorti : serviette c’est bon, maillot de bain aussi, bonnet de bain le voilà. Parfait, merci, au suivant. Quand les autres sont arrivés en troupeau, j’ai arrêté la revue de détails et me suis adressée au groupe. Levez le doigt ceux qui ont pris leur maillot. Tout le monde, vraiment ? Parfait. Ceux qui ont pris une serviette. Idem. Le bonnet ? Tout le monde a pris un bonnet, vous êtes vraiment surs ? Incroyable, formidable, inattendu. J’ai mimé le bonnet, le maillot et la serviette pour A., mon élève biélorusse. Il a hoché la tête. Ca avait l’air sincère.

Et puis l’heure est arrivée. Il restait moins de dix minutes avant que le bus n’arrive devant l’école. J’ai pensé que ce serait plus commode qu’ils aillent aux toilettes maintenant, parce qu’ensuite, avec les maillots de bain tout ça… Ils y sont allés, s’y sont un peu bousculés, n’ont pas forcément tiré la chasse d’eau, on a failli être en retard et puis ils ont fini par se ranger. On était prêt, dans les temps, je continuais de me pincer pour y croire.

C’est là que M. a levé le doigt : « Maîtresse, j’ai oublié mon sac de piscine chez moi ! ». Je lui ai demandé de répéter. Je lui ai demandé de m’expliquer. J’ai voulu savoir pourquoi il me le disait maintenant. Pourquoi, tout à l’heure, il avait répondu oui à toutes mes questions. Parce que oui, il y a bien un maillot de bain, une serviette et un bonnet dans son sac de piscine mais c’est juste qu’il a oublié son sac de piscine, avec tout ce qu’il faut dedans. Simple. Basique. J’ai emmené M. dans une autre classe, en courant parce que l’heure commençait sérieusement à tourner.

On est montés dans le bus. Comme les CM2 venaient avec nous, mes loulous, impressionnés, n’ont pas moufté. Assis, ceinture attachée sans qu’on ait à les aider, ils regardaient leurs pieds. Ma collègue m’a demandé dans quel vestiaire je préférais aller. J’ai choisi les filles. Je m’en mords encore les doigts. Douze filles de CM2 dans le vestiaire collectif d’une piscine, c’est un peu comme l’enfer, mais avec l’humidité en plus, des cris bien stridents et des « Oh, mais tiens moi la serviette que je me cache » toutes les deux ou trois secondes. De l’autre côté du vestiaire, les filles de CP ont forcément un peu galéré à trouver leur maillot, à ranger correctement leurs vêtements mais j’étais assez fière de les voir si bien se débrouiller.

Le passage à la douche avec le retour des cris stridents que personne n’avait oubliés et nous voilà au bord du bassin. Plus personne ne fait le malin. Une rangée de bonnets de bains colorés, les bras serrés pour essayer de se réchauffer et la peur dans les yeux de mes petits CP en voyant la taille de la piscine dans laquelle on va leur demander de se baigner.

S. est passée la première. Il s’agissait de tenir le bord et d’avancer sur toute la longueur du bassin. Maman m’avait prévenue. S. a peur de l’eau. Elle a mis cinq bonnes minutes à descendre l’échelle et a essayé d’avancer en ne trempant que les jambes, tout le reste du corps allongé sur le rebord. Pas super confortable. Je me suis approchée, j’ai essayé de la faire doucement glisser dans l’eau. Elle a hurlé. J’ai reculé.

Pour l’exercice suivant, le maître nageur a rajouté un obstacle sous lequel les enfants devaient passer, tout en continuant à longer le bord. S. est laborieusement arrivée jusqu’à l’obstacle, l’a longuement regardé, a peut-être essayé de le convaincre de la laisser passer et a finalement décidé de le soulever, pour s’éviter de s’emmerder. J’ai trouvé ça plutôt malin.

Il y a eu ensuite une longue série de nez bouchés. Je m’arrête, je prends une grande respiration, je mets mes deux mains sur mon nez et du coup, je n’ai plus rien pour tenir le bord. Je panique, je me persuade que je vais me noyer, puis je finis par relever la tête, si possible en me cognant dans l’obstacle. Je regarde la maîtresse juste au-dessus avec les yeux d’un rescapé. La maîtresse a décidé d’arrêter les frais après la crise de panique de M. en sortant la tête de l’eau. Bouche ouverte, il en est rentré et sorti de partout. M. a un peu crié, beaucoup gesticulé, son bonnet s’est barré, mais à la fin, il s’est marré et la séance s’est terminée.

Douze filles de CM2 dans un vestiaire collectif de piscine en fait, c’est pire APRES le passage dans l’eau. Parce que mes cheveux, parce que mes collants, parce que je te jure que ce sont mes chaussettes, rends-les moi et parce que s’il te plait, tiens mieux la serviette, t’es sérieuse là, les autres voient tout. J’avais pourtant – un peu – compté sur elles pour venir aider les filles du CP. Résultat : les petites étaient séchées, habillées, coiffées et on a passé dix bonnes minutes à attendre les pré-adolescentes, puis cinq autres à les regarder se bousculer pour accéder à l’un des deux séchoirs qui fonctionnaient.

Une fois dans le bus, je me suis affalée sur mon fauteuil, j’ai regardé ma collègue et je lui ai dit quelque chose comme « plus jamais ». J’ai fermé les yeux et me suis souvenue qu’on y passerait dix matinées…

Ce qu’on vient juste de leur donner

Dans ma REPpublique à moi, on regarde arriver les enfants. D’où qu’ils viennent, le portail leur est ouvert. On leur offre une petite table, une chaise parfois bancale, quelques crayons et des sourires. Et puis parfois, on s’apprête à les regarder partir, sans qu’ils ne sachent eux-mêmes où ils échoueront.

Il a posé ses deux mains sur les joues de son petit frère. Il les a posées là et il a approché le petit visage pour l’embrasser, fort, sur ces joues roses. Ils étaient devant le portail de l’école. O. avait le dos contre le mur. Sa sœur, M. était juste à côté. Aujourd’hui, comme depuis quelques jours, c’est le grand frère, dont je ne connais pas le prénom, qui vient les chercher au moment du repas, et les ramène ensuite.

Quand nous avons quitté cette table en plein soleil autour de laquelle nous avons bu un café avant de redémarrer la journée, on les a vus, tous les trois, sortir de l’hôtel. Le grand frère tenait le plus petit par les épaules, la fille suivait.

Lundi, c’est nous qui sommes entrés dans ce hall d’hôtel. Nous avions raccompagné O. et M. Personne n’était venu les chercher. La réceptionniste a téléphoné dans la chambre et a réveillé le grand frère, qui ne savait pas qu’on avait changé d’heure. Papa n’est pas là. Il a trouvé un petit travail. Il fait la plonge, contre quelques billets. C’est ce qu’on comprend quand O. nous raconte, en mélangeant l’anglais qu’il sans doute appris sur la route, l’allemand qu’il a picoré pendant ces quelques mois là-bas, le serbe, sa langue d’origine, et les quelques mots de français qu’il a déjà réussi à enregistrer. O. nous l’a expliqué dans la matinée, quand on a voulu, comme les autres jours, lui donner quelques gâteaux pour compenser le petit déjeuner qu’il n’avait encore pas pris. « Aujourd’hui, non merci, mangé, oui, Papa argent, c’est bon maîtresse ».

Maman n’est plus là. Depuis longtemps, depuis avant. Maman, on la leur a pris, là-bas, dans leur pays. Comme on leur reprend aujourd’hui ce qu’on vient tout juste de leur donner.

Maintenant, ils sont là, devant le portail. Ils se parlent, se promettent de se retrouver là ce soir, sûrement. Je ne connais pas leur langue, je ne sais rien de ce qu’ils peuvent se dire et ressentir, là maintenant. Peut-être que les petits assurent au plus grand qu’ils seront sages, qu’ils apprendront et qu’ils n’y penseront pas, au moins pendant quelques heures. Peut-être que le plus grand rassure les plus petits, leur dit de ne pas s’inquiéter, que Papa va trouver une solution, qu’il leur reste trois jours pour ça. Trois petits jours, trois petites nuits.

Lundi, à 12h, ils devront, tous les quatre, avec Papa, avoir quitté la chambre d’hôtel que l’association leur payait depuis quelques semaines. Quitter la chambre, rendre les clés et s’en aller. S’en aller où ? Papa a protesté, a supplié, a expliqué qu’il n’avait même pas de valise pour y mettre les vêtements qu’on leur a donnés. L’association est désolée. Leur dossier n’est pas recevable. Déboutés ici, déboutés ailleurs. Même pas reconduits, même pas remerciés. Il doit y avoir une case qu’ils pourront cocher, il y a forcément une ligne qu’ils pourront remplir, un dossier qu’ils pourront déposer. N’importe quoi pour ne pas que nous ayons, lundi, à les regarder sortir une nouvelle fois de ce hall d’hôtel, avec de grands sacs noirs faisant office de valises et la rue comme seule destination. Pour ne pas que nous les regardions partir, les bras ballants et le cœur retourné.

Entre nous tous.

Dans ma REPpublique à moi, on entend les bruits de dehors. On entend aussi les bruits des autres REPpubliques. Ils ressemblent aux notres, souvent. Certains n’en sont même que les échos.

Je ne le connais pas, Jean. Je ne sais rien de son histoire. Presque rien des détails qui l’ont amené si loin. Mais je le comprends. Je crois même que je peux ressentir assez exactement ce qu’il a ressenti, ce jour là, et les jours qui ont suivi.

Hier, quelques heures à peine avant que je lise ce qui était arrivé à Jean Willot, E. a décidé de descendre les escaliers sur les fesses, pour aller en récréation. Il était à l’arrière du groupe, alors on ne l’a pas vu tout de suite. C’est quand Y. a trébuché sur lui et a failli taper la tête sur les marches qu’on a réalisé.

Mon collègue a demandé des explications à E. qui ne lui en a évidemment pas données. Le maître a haussé un peu le ton. Toujours rien. Un peu plus fort. Il a exigé de E. qu’il présente des excuses à Y. E. a beaucoup pleuré. Il a fini par s’excuser.

Et après ? Et quand E. est rentré chez lui ? Qu’a t-il raconté à ses parents ?Comment Maman a t-elle entendu les pleurs que son enfant lui a racontés ?Comment Papa a t-il compris la colère du maître que E. a décrite ?

Les parents de E. ont entendu, compris et approuvé. Les parents de E. ont expliqué, eux aussi, à leur fils qu’il devait se comporter autrement, penser aux autres, ne pas se mettre en danger, ne pas blesser ses camarades.

Et le fleuve de ma REPpublique a continué à couler – presque – tranquillement.

Cela n’a pas été le cas pour lui. Pour cet enseignant, là-bas. Son fleuve a cessé de couler. Un immense barrage s’est dressé. Qu’il n’a pas réussi à surmonter . Il a préféré abandonner le navire, ou plutôt le radeau sur lequel il avait vogué déjà tant d’années.

Je ne sais pas exactement ce que son E. à lui avait fait. On me parle ici aussi d’escaliers. Le hasard n’en est pas un. On me parle ici aussi de voix levée . Ici encore de bras tiré. Le mot violence est prononcé. Intolérable, évidemment, inacceptable, si elle a existé.

Je ne vois nulle part le mot dialogue.

Je ne vois plus le mot confiance.

Ce petit mot que certains aiment tellement utiliser, nous concernant. Parce que c’est bien de ça dont il s’agit. L’école de la confiance, oui. Du dialogue. Du respect.

Entre nous tous.

Soutien à la famille de Jean Willot, à ses collègues et à ses élèves.

Anouk F.

Une journée (presque) comme les autres.

Quand on a 6 ans, perdre une dent, c’est comme gagner à l’Euro-millions. Alors quand A. a perdu l’une de ses canines, pendant les calculs, ils se sont tous levés pour venir voir le trésor qu’elle avait craché au creux de sa main. Elle est venue me l’apporter précieusement, je l’ai posé avec cérémonie dans un mouchoir et lui ai promis de lui rendre quand ce serait l’heure des parents.

Entre-temps, je me suis mouchée, beaucoup – ça doit être le pollen – et j’ai jeté beaucoup de mouchoirs à la poubelle. A 11h40, A. est venue récupérer son trésor. Je ne l’avais plus. A voir le désespoir sur son visage, je ne pouvais pas ne pas y aller avec les deux mains, tout au fond. J’ai brassé la poubelle, mélangé (et ouvert) les kleenex usagés, sachets de thé pas encore secs, papiers froissés et autres bouchons mâchés. Je devais absolument retrouver son ticket gagnant. La sueur a même coulé sur mes tempes, sous le regard implorant de l’enfant. J’y suis arrivée, je l’ai retrouvée.

En recréation, avec les collègues, nous nous sommes installés sur un banc au soleil. Vue d’ensemble sur la cour, imprenable sur les toilettes. M. est entré et a choisi l’urinoir. Il a laissé la porte grande ouverte, cela n’avait pas l’air de le gêner. Pas du tout même. Parce que le garçon s’est posté devant, debout, et a jugé utile de baisser l’ensemble de son pantalon pour faire son affaire.

En début d’après-midi, j’aurais du mal à dire laquelle de nous deux s’est sentie le plus gênée. Quand je me suis tournée vers L., au hasard, pour lui demander d’aller fermer la porte, elle a sursauté. Comme elle n’a pas entendu tout de suite ce que je lui avais dit, elle a cru que je lui reprochais d’avoir mis les deux mains sous son collant, puis dans sa culotte, ce que je n’avais, en réalité, pas encore remarqué. J’ai toussé, mes mots sont arrivés jusqu’à elle. Elle a ôté ses mains de là-dessous et s’est levée d’un bond.

C’est à ce moment-là que M. est venu vers moi d’un air penaud. Pire que ça, j’ai eu l’impression qu’un météorite lui était tombé sur la tête. Il avait les yeux mouillés et n’arrivait même pas à m’expliquer pourquoi. Dans une main, il avait un morceau de la paire de lunettes que je lui avais découvert sur le nez ce matin. L’autre morceau dans l’autre main. Je m’étais déjà posée la question un peu plus tôt, mais je n’avais pas pris le temps de lui en parler. Je trouvais en effet qu’elles ne seyaient pas vraiment à son visage d’enfant de 7 ans.

« Est-ce que ce sont tes lunettes, M. ?

-(Silence, second tsunami sur les pupilles).

-Ce sont les lunettes de Papa, c’est ça ?

-(Reniflage)

-Il sait que tu les as prises ?

-(Tête baissée, poings sur les yeux). »

A la fin de la journée, je me suis souvenue que j’avais commencé ce matin à compter le nombre de fois où ils me disaient « Merci Maîtresse ». Je trouvais ça amusant, plusieurs personnes me l’avaient demandé, ces derniers jours, rapport au titre d’un livre qui vient de paraître. Je me suis souvenue aussi que j’avais vite abandonné.

Parce que je me suis dit que leur nombre n’avait pas tellement de sens et que ce qui comptait, c’était à quel point ces deux petits mots sortaient vite, bien et sonnaient doux.

Entre vos mains.










Je l’imagine ce matin, serré dans un carton. Il attend que quelqu’un défasse le scotch. Le coup de main expert arrive. Un grand coup de cutter bien placé pour ne pas écorcher sa couverture. Les volets du carton s’ouvrent grand, la lumière entre enfin. Il est peut-être juste au-dessus, peut-être pas.





En le prenant dans les mains pour le sortir de là, on le trouve forcément doux, forcément beau, peut-être même un peu chaud.





On en a fait quoi ensuite ?





On l’a posé. On l’a rangé. Ou exposé.





En me promenant, aujourd’hui, dans les rues de cette trop grande ville ou le ciel nous tombe sur la tête sans discontinuer, je l’apercevrai peut-être. Dans cette vitrine.





Dans les mains de cette dame. Elle sera en train de lire ce qu’il y a écrit derrière. Est-ce que ça la fera sourire ? Est-ce que ça lui donnera envie d’en savoir plus ? Est-ce qu’elle va l’emmener avec elle ? Le lire ? L’offrir ?





Quelqu’un d’autre le touchera alors. Tournera les pages. Sourira. Rira. Pleurera. S’agacera. Le refermera tout de suite, ou plus tard. Et en parlera. Ou pas.





Je l’imagine ce matin entre vos mains et je me dis que c’est une sacrée aventure, tout ça. Que l’ aventure commence tout juste, finalement.





Merci Maîtresse est en librairie aujourd’hui.





Prenez en soin.





D’ici ou d’ailleurs.

Dans ma REPpublique à moi, on ouvre nos portes et on y laisse entrer des petits bouts du monde entier. Quand le portail se referme, les mots se mélangent, les langues se lient et se délient.

C’est à se demander s’ils n’ont pas un langage secret. On a même essayé de s’approcher, l’autre jour, en récréation, pour deviner quelle langue ils utilisaient. O. était arrivé le matin même, A. quelques jours plus tôt. Ils n’avaient même pas eu besoin de se saluer, ni même d’échanger leur prénom. Ils jouaient. Ils se comprenaient.

Pourtant en classe, je n’avais pas entendu le son de la voix de A. Des petits bruits, parfois pour dire « Je ne comprends pas ». Des mains qui se tordent, de gêne sûrement, d’impatience sans doute aussi. Et puis des yeux qui crient « Au secours, parle moi dans ma langue, j’ai mal à la tête ».

J’ai dû regarder précisément sur le planisphère de la classe pour localiser son pays. J’en avais une très vague idée. On a regardé tous ensemble, sur le globe aussi ensuite. Ils ont tous dit « Waouh ! C’est loin maîtresse ! » et se sont retournés pour l’observer encore un peu plus fixement. On a rajouté une petite punaise, comme on l’avait fait pour M., pour B. et pour l’autre M. A. a applaudi et puis il est reparti jouer.

Difficile, très difficile pour lui, de rester assis. Il y a cette langue dont il ne comprend pas un traître mot mais il y a surtout ces règles, ces normes, qu’il ne connaît pas. Sur son dossier, il y a écrit : NSA. Aucun rapport avec le renseignement américain, ça veut dire « Non Scolarisé Antérieurement ». Autrement dit, à 6 ans et demi, dans ce pays si loin d’abord, puis pendant ce voyage si long dont je ne connais rien, il n’a jamais mis un pied dans une école. Il en a peut-être rêvé. Il a peut-être vu d’autres enfants y aller. Ses parents lui en ont sans doute parlé. Mais il n’y est jamais allé. Jusqu’à aujourd’hui, ici, avec nous, dans ce pays qu’il ne connaît pas, avec ces enfants qu’il ne comprend pas.

Le matin, quand les autres viennent autour de moi, sur le banc, pour me montrer comment ils savent bien lire maintenant, je lui demande de s’asseoir un peu plus loin. Une grande table ronde pour lui tout seul et des petites lettres, mélangées dans une boite. J’écris des mots sur une feuille et lui demande de chercher les lettres dans la boite. Il essaie, tire la langue sur le côté, gémit étrangement par moments. Il regarde souvent vers la porte, espère sans doute que la maîtresse qui s’occupe des enfants qui ne parlent pas encore notre langue, vienne le chercher.

Il bouge beaucoup, tout le temps. Je mets ça sur le compte de son indiscipline, de son inexpérience de l’école, du cadre, de la vie avec les autres. Mais je m’interroge. Ses attitudes sont parfois inappropriées, ses gestes souvent violents. J’en parle avec Papa, devant le portail. On parvient à communiquer en anglais. Il s’excuse dix fois, vingt fois. Me dit qu’à l’hôtel, c’est pareil. Il fait du bruit, bouge, saute, remue. Désolé. Je lui dis de ne pas l’être, que A. va s’apaiser. J’essaie d’y croire pendant que je promets.

L’autre jour, dans la classe d’à côté, O. est arrivé. Un long voyage aussi, avec des détours, comme a essayé de le raconter son papa, quand il est venu l’inscrire. Leur pays est si petit qu’on peine à lire son nom sur le planisphère. Même si ce pays là, tout le monde en a entendu parler. La Serbie. O. aussi a droit aux trois petites lettres d’agent secret sur son dossier. Lui aussi a la tête embrumée de ces mots qu’il ne comprend pas et les yeux remplis de « aide-moi ».

Alors ces deux-là se sont retrouvés dans notre cour de récréation, un beau matin de février.
Ces deux-là n’ont pas eu à se saluer, ni même à se demander comment ils s’appelaient.
Ils ne se sont pas préoccupés un instant de la langue que parlait l’autre.
Ils se sont juste trouvés.
Ils ont décidé de jouer ensemble.
Comme si le déracinement remplaçait la langue, qu’il leur suffisait de se regarder.
Que chacun pouvait utiliser ses mots parce qu’à ce moment là, ce n’est pas comme ça qu’ils se comprenaient.

Il y a les jours avec, et les autres.

Il y a des jours comme ça, où tout ne va pas pour le mieux, dit la chanson. Je crois que je viens de terminer l’un de ceux-là.

Ils ont tellement pleuré, tellement tous pleuré, qu’à un moment, je me suis tournée vers la porte, persuadée qu’on allait venir me chercher pour m’incarcérer parce que je les martyrisais. Pourtant, quand M. est venu vers moi, tête baissée, et a articulé « Maîtresse, il n’y a plus de stylo rouge dans le bac à stylos », je jure tous les dieux que vous voulez que je n’avais absolument pas l’intention de le gronder. N’empêche qu’à la fin de sa phrase, il avait les yeux inondés et il suffoquait. Je l’ai accompagné, lui en ai trouvé un autre, bien caché, lui ai frotté gentiment le dos pour le rassurer, mais je me suis quand même demandé pourquoi ça le touchait autant, qu’il n’y en ait plus, de stylo rouge.

Le truc c’est qu’à peine un quart d’heure après, c’était au tour de A. de s’effondrer. Je lui avais donné un petit bout de papier que je lui demandais d’aller coller dans son cahier orange. Elle est allée chercher ledit cahier dans son cartable et quand elle l’a ouvert, elle n’a plus réussi à parler. Elle s’est effondrée sur sa chaise, m’a montré les pages et a reniflé. Elle avait dû un peu forcer sur la colle hier, parce que les deux pages en question étaient restées collées, ce qui, je vous l’accorde, peut en soi être déjà dramatique. Sauf que comme j’ai donné un petit coup sec pour les décoller, forcément, ça s’est déchiré et les pleurs de A. ont empiré.

Un peu désarmée, j’ai d’abord pensé à une sorte de virus. Comme la grippe, mais sans la fièvre et au lieu du nez qui coule, ce sont les larmes. Pourquoi pas, après tout. Surtout que ça a commencé super tôt. A 8h56, déjà. B. était devant le tableau. Tout le monde attendait qu’elle complète la date. L. avait écrit « mardi », M. avait ajouté « 5 » et B. était chargée de la suite. Blocage, bug ou endormissement, impossible à dire. Mais quand j’ai tenté un « B. tout va bien ? », elle s’est retournée et a pleuré. J’ai envoyé D. écrire février et j’ai proposé à B. d’aller aux toilettes, peut-être que ça la calmerait.

A 11h10, je me suis dit que j’avais peut-être été contaminée. Parce que quand j’ai demandé pour la 22e fois à H. de me lire le nombre qui était écrit au tableau, celui avec un 3 en premier et un 2 juste à côté, et qu’elle m’a répondu 14 après avoir déjà tenté 8, 21, 7 et 12, j’ai bien senti mes larmes monter. Finalement, c’est H. elle-même qui a pleuré. Pas à cause du nombre qu’elle n’avait pas lu, juste parce que je lui ai confisqué le feutre d’ardoise avec lequel elle s’était mis en tête de peindre ses ongles.

Finalement, même si j’ai réussi à les garder, mes larmes ont bien fini par arriver. Quand j’ai demandé à R. s’il allait mieux, après une semaine d’absence. Il m’a répondu « oui, mais j’étais pas malade ». Alors j’ai voulu savoir ce qui lui était arrivé. J’ai reçu une sorte de « je sais pas trop » en réponse. C’est quand il a tourné la tête que j’ai cru comprendre en espérant très fort me tromper. Les bleus avaient commencé à tourner au jaune, mais ils y étaient.