« Maîtresse !… Maîtresse… » Ce n’est plus un appel, c’est devenu une plainte, une ritournelle. Personne ne semble plus t’entendre vraiment. Tes mots résonnent pourtant, se répètent et la boucle cogne et cogne encore. Chaque syllabe heurte mon oreille et me serre un peu plus le coeur.
« Maîtresse !… Maîtresse…! » Je vais venir M. Oui, voilà, je suis là, tiens je te donne la même feuille que les autres. Essaie d’attraper ce stylo, comme l’autre fois. C’est bien M. Pose le sur la feuille maintenant, fais des traits, oui, tu peux aussi changer de couleur. Je te laisse maintenant M., je dois aller voir les autres.
« Maîtresse !… Maîtresse … ! » Je ne sais pas si tu me supplies, si tu m’appelles, si tu m’exiges, si tu me rappelles que tu es là, que tu ne veux pas que je t’oublie. J’ai parfois le sentiment que tu m’accuses, que tu nous accuses tous, et tu en aurais le droit.
Maman me dit que tu trépignes, quand elle t’habille le matin, quand elle t’installe dans ton fauteuil. Au moment où elle serre la dernière sangle du corset qui maintient désormais ta tête haute, elle te regarde et de dit « Maîtresse?, on va aller voir maîtresse ? » et tes jambes immédiatement réagissent, elles s’agitent, tes bras aussi, tes yeux pétillent et tu ris.
Aujourd’hui, je ne me sens plus vraiment digne de tout ça.
Aujourd’hui, j’ai l’impression de t’avoir un peu trahi, beaucoup déçu cet espoir que tu as mis en moi.
« Maîtresse !… Maîtresse… ! » Tu es désormais seul devant ta table d’écolier, ton fauteuil bien calé au-dessous du casier. Tes copains se sont tous levés et forment une file désordonnée et agitée à côté de mon bureau. Ils viennent faire corriger leurs exercices, cette même feuille sur laquelle tu as réussi à tracer quelques traits, en changeant une fois de couleur.
« Maîtresse !… Maîtresse… ! » Ta voix me frappe à nouveau. Chaque fois le mot est comme un petit coup de marteau reçu juste sur l’arrière de mon crâne. Oui, M., attends un peu, tu veux.
« Maîtresse!… Maîtresse…! » I. voudrait savoir pourquoi j’entoure le mot qu’il a si difficilement écrit. J’aimerais lui expliquer mais tes mots m’en empêchent. Le marteau frappe de plus en plus fort, toujours plus vite. Tu ne t’occupes pas de moi, je ne sais pas quoi faire, je ne sais pas comment le faire, j’ai besoin de toi, là, à côté de moi. Assieds toi, apprends moi. Voilà ce que me dit ta petite voix, ce que le marteau continue de faire chanter dans ma tête en cognant encore et encore.
« Maîtresse!… Maîtresse…! » Tu prononces si bien ce mot maintenant, dans cette langue que tu ne connaissais pas il y a quelques mois tout juste.
« Maîtresse!… Maîtresse…! » Le marteau m’empêche maintenant de respirer. Il a formé une boule qui commence à serrer ma gorge et à faire des nœuds avec mes entrailles.
« Maîtresse!… Maîtresse…! »
Je pose le stylo rouge.
Je demande à I. de patienter.
Avec mon bras, j’écarte tes camarades pour pouvoir croiser ton regard.
« M. tu attends, s’il te plait. Là, tout de suite, je ne peux pas ».
Ma voix est dure, mes sourcils sans aucun doute froncés.
Les mots frappent comme le marteau.
Ils sont froids, secs, n’ont pas d’âme.
Tu fronces les sourcils à ton tour et en moins d’une seconde, ton visage n’est plus que grimace.
Le temps s’arrête. Tu pleures désormais. Tu pleures et te voilà même qui suffoques, qui crie des mots que je ne comprends pas mais qui me disent que je n’avais pas le droit, pas comme ça.
Mes joues se couvrent de honte et le marteau cogne encore plus fort.
Les autres me regardent, m’accusent.
Ils ont raison, tu as raison, je n’avais pas le droit.
Je n’avais pas le droit de te laisser là, comme ça.
Je n’ai pas le droit d’attendre et de te demander de le faire aussi.
Je n’ai pas le droit de croire que pour toi, cela ne change rien.
De penser que le temps ne t’est pas toi aussi précieux.
Que ça viendra et que tant pis, c’est comme ça.
Nous n’en avons pas le droit.